Le multiculturalisme, ambigu, erroné et dangereux

Le 8 octobre 1971, le premier ministre du Canada proclame que, bien qu’il y ait deux langues officielles, il n’y a pas de « culture canadienne ». Pierre Trudeau affirme ainsi mettre en application les recommandations apparaissant dans le volume IV de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Laurendeau-Dunton). Le multiculturalisme est la façon la plus réaliste de définir le Canada puisqu’« aucun groupe ethnique n’a la préséance » soutient Trudeau. Cet énoncé de politique garantit à l’individu sa liberté de choix, dit-il. Avec le multiculturalisme, « nous sommes libres d’être nous-mêmes ». Dans un document déposé à la Chambre des communes, il est spécifié que « le pluralisme culturel est l’essence même de l’identité canadienne. Chaque groupe ethnique a le droit de conserver et de faire épanouir sa propre culture et ses propres valeurs dans le contexte canadien. »
Guy Rocher est outré de voir l’utilisation que fait Pierre Trudeau du quatrième rapport de la commission Laurendeau-Dunton, intitulé : L’apport culturel des autres groupes ethniques. Le multiculturalisme, dans l’esprit de Guy Rocher, « est une invention politique de Trudeau pour éviter de parler des deux nations ». Et en décembre de la même année, comme une première riposte au concept de multiculturalisme, Rocher signe un texte consacré à l’avenir des francophones au Canada. Il y précise que « l’idée des deux nations et de leur association dans une confédération renouvelée » est la seule formule susceptible de garantir les conditions d’autodétermination culturelle des deux nations.

Alors que le premier ministre Trudeau souhaite une nouvelle définition du Canada en procédant à « une certaine analyse sociologique de la société canadienne », Guy Rocher décide de s’y intéresser. Au printemps 1972, l’universitaire expose l’ensemble de sa réflexion devant la Société canadienne de sociologie et d’anthropologie. Sa présentation porte le titre suivant : Les ambiguïtés d’un Canada bilingue et multiculturel.
Ne cherchant nullement à ménager le premier ministre du Canada, Guy Rocher soutient que « la prise de position du gouvernement [fédéral] va carrément à l’encontre du mandat qui avait été assigné à la Commission et des conclusions auxquelles cette dernière en était arrivée ». L’arrêté ministériel créant la commission Laurendeau-Dunton « disait clairement la représentation qu’il se faisait de la réalité canadienne, pays bilingue et biculturel, composé de deux peuples fondateurs et enrichi de l’apport d’un grand nombre d’autres groupes ethniques. [Et] tout au long de son rapport […] c’est cette même définition qu’a adoptée la Commission Laurendeau-Dunton. » Or, le multiculturalisme est une « innovation importante » qui comporte de lourdes conséquences. Ce concept « rompt avec l’image d’un pays unitaire aussi bien qu’avec celle d’un pays biculturel ». […] Le sociologue qualifie cette conception d’ambiguë, d’erronée et de dangereuse. Devant un parterre de sociologues, Rocher donne une explication à chacun de ces qualificatifs.
Le multiculturalisme de Pierre Trudeau est ambigu en ce qu’il établit une distinction entre la langue et la culture. Alors que la majorité canadienne n’est déjà pas bilingue, le multiculturalisme va asséner un coup fatal à cet objectif du bilinguisme officiel, prévient Rocher : « Le multiculturalisme fragilise le bilinguisme, qui n’a plus d’assise dans deux cultures particulières. » Il devient impotent. « On connaît d’ailleurs déjà à Montréal la sorte de bilinguisme à laquelle va aboutir la politique multiculturelle, explique-t-il. Chez les nouveaux Canadiens, le bilinguisme couramment pratiqué est le bilinguisme anglais-grec, anglais-italien, anglais-allemand, mais on ne trouve à peu près pas le bilinguisme anglais-français. » […]
Rocher ajoute que le nouveau concept mis de l’avant par Pierre Trudeau est également erroné parce qu’à son avis, sans noyau culturel central, la nation, est une abstraction : « Je me demande quelle sorte de nation peut vraiment exister sur une base aussi fluide et aussi peu engageante. » […] Finalement, Guy Rocher considère que le multiculturalisme défendu par Pierre Trudeau est « dangereux » pour les Canadiens français puisqu’il banalise leur présence et leur influence au Canada. « Pour le francophone québécois, le multiculturalisme apparaît comme un autre nom pour désigner la communauté anglophone canadienne. » Cette conception du Canada est un immense pas en arrière pour les francophones puisque « ce multiculturalisme cache la domination d’une certaine culture anglo-saxonne à la manière canadienne. Ce qui est dominant, ce qui fait le pont entre les diverses communautés de ce Canada, c’est une certaine culture canadienne de langue anglaise. » Quelques années plus tard, persistant dans son analyse, il prévoit même que « l’anglais deviendra la première langue officielle et la culture anglophone celle qui dominera à travers le Canada entier ».
L’anti-Trudeau
[…] Après la « proclamation » d’octobre 1970, survient « la déclaration » d’octobre 1971. Dans les deux cas, l’auteur en est Trudeau. Aux yeux du sociologue Jacques Beauchemin, l’attitude et les gestes publics de Guy Rocher font de lui un « anti-Trudeau ». Si Trudeau « s’abat sur la collectivité canadienne-française, tout occupé à la besogne de dresser l’inventaire de ses manquements et de ses retards, ressassant les erreurs du passé et pourfendant les responsables d’un traditionalisme paralysant qu’auraient été l’Église et une petite bourgeoisie de notables », Rocher, lui, demeure confiant dans son analyse et constant dans son approche, ne cédant pas au désenchantement. « La seule façon de parler de l’avenir du Québec, c’est de poser comme postulat non pas le pessimisme ou l’optimisme, mais l’espoir », écrit-il. Son esprit nuancé lui permet d’introduire « dans la dialectique du nationalisme québécois, […] un relativisme attentif, délicat, sensible, écrit l’éditorialiste Laurent Laplante. Il ne canonise pas le fédéralisme, il le préfère. […] Il ne considère pas la souveraineté comme la réponse à tous les maux ; il en fait la seule solution qu’on puisse envisager au lendemain d’un constat d’échec au fédéralisme. »
En 1971, le directeur du Devoir, Claude Ryan, compare également Rocher à Trudeau. Il rappelle que si le premier ministre du Canada range l’indépendantisme québécois parmi les solutions hérétiques, Guy Rocher, le fédéraliste, ne se laisse pas emprisonner dans une telle interprétation. « Le souverainisme québécois est, en somme, une façon éminemment respectable d’exprimer le vieux rêve de liberté qui sommeille au cœur de chaque nation. Il n’est peut-être pas la seule solution, ni la meilleure », écrit Claude Ryan, mais pour Guy Rocher, cette voie demeure ouverte. « J’ai l’impression que c’est ainsi que pensent la majorité des Québécois, même si, pour l’instant, leur préférence instinctive et leur mémoire historique les portent encore à refuser le séparatisme et à rêver d’une solution politique plus large qui ferait néanmoins droit à leurs justes aspirations nationales », ajoute Claude Ryan.
Au début des années 1970, Rocher ne se dit pas indépendantiste, mais il répète de plus en plus souvent qu’il est néanmoins devenu un « fédéraliste désillusionné ».