La culture de la performance n’a pas fonctionné

« Décentralisation », le mot a été prononcé avec application par le premier ministre lors de son discours inaugural afin d’annoncer notamment des réformes en santé. Marie-Andrée Chouinard rappelait dans les pages du Devoir du 21 octobre que, d’une commission d’enquête à l’autre, « le vent de réforme » allait et venait entre centralisation et décentralisation. Elle concluait en espérant que le gouvernement « opte pour la rénovation du réseau plutôt que pour la construction neuve ». Or, quel que soit le degré de marge de manœuvre donné aux établissements, nous pensons qu’il faudrait beaucoup plus largement s’intéresser à la marge de manœuvre laissée aux employé.e.s dans le cadre de leur pratique.
Les causes
En effet, lorsque l’éditorialiste mentionne avec justesse que les employé.e.s sont « las, épuisés, excédés d’être traités sans humanité, les travailleurs désertent », il faut en comprendre les causes. Or, nous menons des recherches sur les commissions d’enquête et les réformes du système de santé et des services sociaux depuis de nombreuses années. Celles-ci ont montré que depuis la commission Rochon, même s’il a été question des enjeux de centralisation /décentralisation, le thème transversal à tous les rapports issus des consultations gouvernementales, dont Clair, a été le resserrement des contrôles administratifs dans le but de rendre le système plus performant.
Atteindre des cibles et uniformiser les pratiques est un adage depuis la fin des années 1980. Évidemment, le point culminant se cristallise dans la réforme Barrette, puisque c’est elle qui a su le mieux « contrôler les troupes » avec une centralisation accrue, mais les agences — mises en place lors de la réforme Couillard en 2003 et abolies en 2015 — avaient toutefois déjà largement commencé le travail. C’est en effet ces institutions qui étaient chargées d’assurer la gestion de la performance en récoltant les statistiques publiées par les équipes de gestion et des employés. Le ministre Barrette a donc accentué un contrôle déjà existant en ramenant plus de pouvoirs au ministère de la Santé et des Services sociaux.
Mme Chouinard a certainement raison, les travailleurs et travailleuses du réseau n’ont pas besoin d’une réforme de structure, nous l’avions d’ailleurs mentionné dans notre mémoire et notre témoignage à la commission Laurent. Ils ont besoin d’être libéré.e.s du joug managérial centré sur les statistiques et les cibles à atteindre. La culture de la performance, telle qu’elle est mesurée, au nom de la réduction des listes d’attente et de l’accès aux soins et services, n’a résolument pas fonctionné et n’a rien amélioré. En ce sens, le premier ministre Legault avait raison d’évoquer que la performance doit être déterminée par les gens du terrain. Encore faut-il savoir qui sont les personnes du terrain auxquelles il faisait allusion dans son commentaire. Rappelons que les travailleurs sociaux et travailleuses sociales, comme les autres professionnel.le.s, sont ceux et celles qui connaissent le mieux les besoins de la population, ce sont ceux et celles qui les côtoient tous les jours.
Les conditions de travail
De la fracture à la vaccination, de l’itinérance à la santé mentale des jeunes, les travailleurs et travailleuses sont en relation avec la population. Les intervenant.e.s possèdent l’expertise du terrain et détiennent le jugement pour déterminer le nombre de suivis nécessaires.
Depuis plus de 20 ans, les conditions de travail dans le réseau de la santé et des services sociaux se dégradent, notamment parce que l’on resserre le contrôle sur les faits et gestes de ses travailleurs pour récolter des statistiques de performance qui n’ont aucun sens dans leur quotidien. Que disent des chiffres sur le nombre de personnes accompagnées et rencontrées en regard du temps nécessaire à accorder à leur rétablissement ? Sont-ils autre chose que des mesures de contrôle ? Pour fonctionner, le travail, comme les réformes d’ailleurs, doit faire du sens. Une décentralisation, pourquoi pas, mais ce sera une chimère si on ne rend pas intelligible le travail effectué quotidiennement par les professionnel.e.s du terrain.
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