La langue et le bâton

Le projet de loi 96, intitulé « Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français », fait actuellement l’objet de consultations particulières et d’auditions publiques devant la Commission de la culture et de l’éducation de l’Assemblée nationale. C’est avec beaucoup d’intérêt que nous suivons ces débats, et nous pensons qu’il est de notre devoir de soulever nos préoccupations.
D’entrée de jeu, nous sommes d’accord avec l’énoncé de base selon lequel le français est la langue commune au Québec et applaudissons l’idée que chacun ait accès à l’apprentissage de la langue française.
Malheureusement, le projet de loi ne contient aucune proposition sur l’amélioration des services favorisant la francisation des immigrants, ce que nous aurions salué. Le gouvernement a plutôt choisi une approche punitive que nous contestons.
Le projet de loi 96 propose d’interdire aux employés du secteur public de communiquer avec les individus à qui ils donnent des services dans des langues autres que le français, sauf certaines exceptions. Ces exceptions incluent les personnes ayant fréquenté l’école primaire en anglais, les Autochtones, et les personnes immigrantes lors des six mois suivant leur arrivée au Québec. Cette dernière exception nous intéresse particulièrement.
Le projet de loi exigerait donc des fonctionnaires, des employés du réseau de la santé et des services sociaux, du personnel scolaire, des municipalités, des bureaux d’aide juridique et d’autres organismes publics de parler uniquement en français à tout immigrant arrivé au Québec depuis plus de six mois. Ainsi, ces immigrants ne pourraient parler en anglais, en espagnol ou dans leur langue avec un interprète de l’organisation, aux infirmières dans les hôpitaux, au personnel de l’école, au professeur de leur enfant, au personnel de la CNESST ou de la protection de la jeunesse, etc.
Or, il est tout simplement impossible de penser que tous les immigrants auront un niveau de français suffisant pour utiliser ces services après seulement six mois au Québec.
En effet, les recherches démontrent qu’il existe de nombreux obstacles à la francisation de plusieurs catégories d’immigrants. Pensons aux demandeurs d’asile qui ne peuvent pas faire des études de francisation à temps plein en raison des longues listes d’attente pour l’inscription, du manque de flexibilité des horaires de cours et de l’absence de services de garde subventionnés. Pensons également aux travailleurs étrangers temporaires, comme les travailleurs agricoles, qui ont l’obligation de travailler à temps plein, comme le prévoit leur visa, sous peine de perdre leur statut au Canada.
Tout ceci dans un contexte où le programme de francisation du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration prévoit qu’il faudra un total de 44 semaines d’apprentissage à temps plein (l’équivalent de 1320 heures), soit plus de 10 mois, pour atteindre la partie supérieure du niveau de compétence en français des personnes immigrantes.
De plus, malgré ces efforts, il peut être difficile sinon impossible pour certaines personnes d’atteindre le niveau de maîtrise du français nécessaire pour communiquer avec le gouvernement sur des questions complexes. Pensons par exemple aux réfugiés venus chercher la protection du Québec, qui pourront se débrouiller en français, mais qui — en raison de leur âge, de la nécessité de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille et aussi de leurs facteurs de vulnérabilité particuliers — n’arriveront jamais à un niveau supérieur en français, particulièrement pour comprendre ou transmettre des informations complexes.
Interdire à l’administration de communiquer oralement ou par écrit dans une langue autre que le français avec un immigrant arrivé au Québec depuis plus de six mois est tout simplement exagéré et inacceptable.
Nous demandons donc au gouvernement de retirer les articles 6, 7 et 15 du projet de loi 96 et de maintenir les dispositions actuelles de la Charte de la langue française qui permettent à l’administration publique de communiquer dans une langue autre que le français avec des personnes physiques qui s’adressent à elle dans une autre langue.
Nous demandons également que les services favorisant la francisation soient érigés en priorité afin de faciliter le processus d’intégration de ces nouveaux Québécois et ainsi faire en sorte qu’ils puissent communiquer en français avec nous.
* Cette lettre est cosignée par :
Stephan Reichhold, directeur général de la TCRI, table de concertation des organismes au services des personnes réfugiés ou immigrantes ;
Janet Cleveland, Chercheure, Institut Universitaire SHERPA ;
Jill Hanley, École de travail social, Université McGill et Directrice scientifique, Institut universitaire SHERPA ;
Peter V. Butler, École de travail social, Université McGill ;
Naïma Bentayeb, École nationale de l’administration publique et Chercheure d’établissement, Institut universitaire SHERPA ;
Garine Papazian-Zohrabian, Département de psychopédagogie et d’andragogie, Université de Montréal ;
Cécile Rousseau, Division de psychiatrie sociale et transculturelle, Université McGill.