Le sens québécois du mot «woke»

Le mot woke circule amplement dans les médias et s’est récemment trouvé dans la bouche du premier ministre François Legault, qui l’a utilisé pour décrier un de ses opposants. Bien des gens se questionnent sur le sens de cet emprunt à l’anglais, que les politiciens eux-mêmes peinent vraisemblablement à définir. On me permettra donc d’apporter ici, à titre de linguiste, quelques pistes de réponses.
D’abord, que disent les sources de référence ? Très peu. Même l’excellent dictionnaire québécois Usito demeure muet. Tout au plus, l’Office québécois de la langue française (OQLF) définit le « mouvement Woke » comme un « mouvement qui prône une sensibilisation accrue à la justice sociale ainsi qu’un engagement actif dans la lutte contre la discrimination et les inégalités ». Quiconque connaît l’histoire de nos voisins du Sud sait qu’on y évoque ici le mouvement Woke original, issu des luttes pour les droits civiques aux États-Unis. Sans être mauvaise, la définition terminologique de l’OQLF ne reflète pas le sens apparenté, mais distinct, qu’a pris le mot woke dans l’usage général des francophones du Québec.
Charge péjorative
De fait, l’observation du français québécois montre que l’on désigne usuellement comme woke une personne dont le militantisme s’inscrit dans une idéologie de gauche radicale, qui est structurée en fonction de questions identitaires (liées à la race, mais aussi au genre, à l’orientation sexuelle, etc.). Mutatis mutandis, on emploie le mot woke comme un adjectif et on parlera donc de l’idéologie woke (parfois désignée comme du « wokisme »). Ainsi employé, ce qui est woke s’oppose par définition à ce qui se réclame de l’universel et de la modération politique. En effet, le caractère radical de l’idéologie en jeu et son attachement particulier aux questions identitaires place celle-ci en opposition conceptuelle et sémantique aussi bien avec l’universalisme progressiste hérité des Lumières qu’avec ses contreparties plus conservatrices.
En raison des oppositions qu’il sous-tend, le mot woke en est venu à être couramment porteur d’une charge péjorative. Il sert nommément à dépeindre comme endoctrinées et étrangères au dialogue démocratique sain les personnes dont on l’affuble. À ce titre, le mot peut être qualifié d’exonyme : il n’est pas couramment employé, du moins jusqu’à maintenant, par les propres intéressés pour se désigner eux-mêmes. De ce fait, les personnes dites woke ne se réclameront pas plus souvent de cette épithète que les indépendantistes ne se disent séparatistes ou que les Innus ne se disent Montagnais.
En somme, il importe de retenir que le mot woke a connu une évolution sémantique. Dans son acception anglaise originale, on l’utilisait en lien avec des postures généralement jugées positives (comme l’opposition lucide au racisme), mais il en est ensuite venu à être associé à des comportements jugés délétères (comme la radicalisation, qui mène à la crispation identitaire et à l’irrationalisme illuminé). Ces associations positives et négatives sont imprimées dans le sens du mot woke, avec une dominance de la charge péjorative en français.
De toute évidence, l’usage d’un terme généralement péjoratif comme woke saurait difficilement être associé à un acte de bonne foi qui favorise un véritable dialogue entre locuteurs. S’il est aisé pour un linguiste de cerner le (ou les) sens d’un mot ainsi que ses effets probables, il lui est plus difficile de savoir si ce mot capte ou déforme la réalité. La figure du woke est-elle une chimère, autrement dit un homme de paille construit sur des amalgames, ou représente-t-elle une réalité observable ? La question est lancée aux politicologues et aux sociologues.