Attendre demain

«Depuis qu’il nous est permis de penser que nous vivons enfin quelque chose comme une sortie de crise, moi, ce sont plutôt les mondes d’avant que je ne cesse d’imaginer», écrit Mélikah Abdelmoumen.
Photo: Andy Buchanan Agence France-Presse «Depuis qu’il nous est permis de penser que nous vivons enfin quelque chose comme une sortie de crise, moi, ce sont plutôt les mondes d’avant que je ne cesse d’imaginer», écrit Mélikah Abdelmoumen.

L’autrice est née à Chicoutimi en 1972. De 2005 à 2017, elle a vécu à Lyon, en France. Elle est titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université de Montréal et a publié de nombreux articles et nouvelles ainsi que plusieurs romans et essais. Elle est éditrice chez Groupe Ville-Marie Littérature, à Montréal.

« Le temps perçu est forcément du passé, ce qui revient à dire que le présent a un arrière-goût de souvenir et que l’avenir projeté n’est qu’un futur souvenir, donc un passé à venir ! »

— Hubert Aquin, Neige noire

Le monde d’après la pandémie. Je tente de l’envisager, d’en dessiner mentalement les contours et, à mon grand étonnement, par un soudain défaut d’imagination — moi qui, d’habitude, n’en manque pourtant pas —, j’en suis incapable. C’est comme si une partie de moi refusait de croire les promesses que nous nous sommes tous faites en plein cœur de la crise, alors que nous craignions que ça ne s’arrête jamais. Ces projets de travailler autrement, de consommer autrement, d’habiter les espaces autrement, de traiter les autres autrement, de s’aimer soi-même autrement, de manger, de vivre, de gérer, de subir, d’affronter, d’attendre, de boire et d’espérer autrement…

Soyons francs : nous voyons bien que tous nos vieux réflexes ont déjà commencé à revenir au galop.

Madeleines proustiennes

 

Depuis qu’il nous est permis de penser que nous vivons enfin quelque chose comme une sortie de crise, moi, ce sont plutôt les mondes d’avant que je ne cesse d’imaginer. Tous les jours, sur une chanson écoutée en marchant, sur la sensation du vent qui caresse mon visage au soleil dehors et sans masque, sur l’odeur de la terre après la pluie, sur les teintes du ciel de l’été qui commence, bref sur la moindre petite sensation « normale », s’élève l’édifice immense du souvenir.

Une fois, c’était en écoutant une vieille chanson de The Cure qu’a surgi une bouffée de l’école secondaire et de cette peur d’être la petite nouvelle, cette peur de ne pas plaire, de ne pas ressembler aux autres filles de mon âge, de ne pas avoir la permission d’aller voir Corey Hart au Spectrum, de ne jamais avoir 18 ans. Si on m’avait dit alors ce à quoi ressemblerait ma vie d’adulte, ça m’aurait terrifiée. J’ai d’ailleurs toujours détesté qu’on me tire aux tarots ou qu’on veuille prédire mon avenir. Je ne veux pas savoir d’avance.

Une autre fois, à cause d’une odeur de brûlé, me sont revenues les longues années que j’ai passées en France. La difficulté d’être une immigrée. Moi qui venais là par amour pour un homme et pour commencer « une nouvelle étape de ma carrière littéraire »… Si on m’avait dit que professionnellement ça ne donnerait jamais rien d’autre, ou presque, qu’un amer sentiment de rejet, une crainte de ne jamais trouver ma place ! Si on m’avait dit qu’au lieu de ce qui était prévu, je passerais des heures dans des allées de bidonvilles (où il y avait cette odeur des choses diverses qu’on brûle pour réchauffer les cabanes) à tenter de venir en aide à des familles roms de Roumanie. Si on m’avait dit qu’au contact de ces gens et de concitoyens engagés auprès d’eux, je serais transformée à jamais et que, même revenue dans mon pays, j’allais rester proche d’une de ces familles, que j’écrirais un livre sur elle, que je verrais la mère sortir de la rue, trouver son premier travail, et les fillettes devenir écolières, puis adolescentes, rêver d’études, d’autonomie et de liberté.

Et j’aurais eu beau passer des nuits à tenter de prévoir ce que j’allais vivre quand je serais revenue au Québec, chez moi, enfin jamais je n’aurais cru vivre cette chose qui ne faisait même pas partie des possibles en dehors des romans et du cinéma : une pandémie. Tout un accueil pour mon mari et mon fils qui m’ont suivie ici, à leur tour immigrés.

Seules constantes en ce monde : la misère existe, beaucoup de gens n’en ont cure, le pouvoir rend dingue, les humains sont violents, l’argent fait parfois des ravages — mais pas toujours, ne dites jamais ça à une personne sans-abri car, avec raison, elle éclatera d’un rire amer et vexé.

Demain sera hier

 

Le monde est allé de crise en crise, et ma vie aussi. Ce que j’imaginais n’a pas eu lieu. Mais je préfère cette succession de mondes d’après qui ne ressemblent à rien de ce que j’aurais pu prévoir, puisqu’ils m’ont faite. Même dans leur laideur. Même dans leur violence.

Après tout, je suis là, et ça va. C’est déjà un luxe que je serais bête de ne pas mesurer.

Il y a une chanson de Tom Waits que j’écoute depuis des décennies, Yesterday Is Here. Récemment, elle a retenti dans mes écouteurs alors que je marchais dans mon quartier. J’avais mis ma liste d’écoute en mode « aléatoire » — autre indice de mon rapport à l’imprévu. Le refrain de la chanson pourrait se traduire ainsi : « Aujourd’hui le ciel gris, demain les larmes ; il va falloir attendre qu’hier soit arrivé. »

Ce jour-là, je me promenais, et les gens, retrouvant l’espoir, se souriaient en se croisant sur le trottoir — même avec les yeux pour ceux qui portaient un masque. Des sourires comme on n’en voit presque jamais, et une lueur dans l’œil qui ne mentait pas. J’écoutais Tom Waits et je me disais : voilà un de ces petits changements qui appartiennent vraiment à aujourd’hui, et que nous aurons sans doute oublié lorsque nous serons arrivés dans le monde d’après.

Mais c’est sûrement le contraire qui se passera. Ces moments viendront se rappeler à moi un jour, lors d’une balade, quand j’écouterai Yesterday Is Here dans le monde d’après. Et leur souvenir portera en lui toute l’essence de ce qu’était le monde d’aujourd’hui et qui, jusque-là, m’aura échappé.

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