Quelles leçons tirerons-nous?

L’expérience d’un traumatisme collectif laisse ordinairement une empreinte dans l’imaginaire. Elle consiste dans une émotion très vive d’où résulte l’adhésion à une valeur exerçant une profonde emprise sur les esprits. On parlera alors d’une valeur transcendante (ou, dans mon vocabulaire, d’un mythe, d’une valeur mythifiée). La Chine, par exemple, considère avoir été profondément humiliée pendant quelques siècles par le colonialisme occidental. Elle en éprouve depuis quelques décennies une grande humiliation, ce qui a provoqué chez elle une réaction de fierté et une apologie du relèvement collectif.
Les Noirs d’Afrique du Sud, longtemps soumis au régime de l’apartheid, nourrissent un culte pour l’égalité raciale. Une nation ayant souffert du despotisme va développer, une fois délivrée, une passion pour la liberté et la démocratie, etc.
Avec la pandémie, notre société aura vécu un véritable traumatisme : des décès, des souffrances, des privations, des ruptures, des inquiétudes. Quel en sera l’héritage culturel ? Diverses possibilités se présentent. J’offre huit scénarios possibles parmi lesquels j’invite les lecteurs et les lectrices à choisir celui ou ceux qui leur paraissent les plus vraisemblables. Pour chacun des scénarios, je vais identifier une empreinte (une émotion prédominante) et une ou des valeurs principales qui sont susceptibles d’en dériver.
Je précise que ces scénarios ne sont pas imaginés. Ils reposent sur des énoncés provenant des médias depuis le début de la pandémie.
Scénario 1. Retour à la sagesse
Empreinte : la honte de nos comportements de surconsommateurs, des abus matériels, de notre genre de vis superficiel, des excès du capitalisme ; tout cela ayant détruit des équilibres millénaires. Valeurs : simplicité, modération, humilité, frugalité (« retourner aux vraies valeurs »).
Scénario 2. Esprit communautaire
Empreinte : insécurité, angoisse, sentiment d’isolement, de fragilité. Valeurs : besoin de protection, recherche de fraternité, de solidarité, valorisation de l’entraide, de l’altruisme, repli sur les relations de proximité, sur la nation refuge, méfiance de la mondialisation qui nous contraint à la dépendance.
Scénario 3. Défense des droits et libertés
Empreinte : indignation, sentiment d’oppression, d’invasion de la vie privée, de violation des droits par un État trop autoritaire. Valeurs : liberté, autonomie, individualisme, droits, antiétatisme.
Scénario 4. Désillusion
Empreinte : désenchantement, colère, nous avons été floués, on a monté en épingle la pandémie pour mieux nous dominer, nous manipuler, nous avons été victimes d’un vaste complot. Valeurs : éloge du doute, esprit hypercritique, négationnisme, attitude antiscience, antiétatiste, cynisme.
Scénario 5. Rêves de recommencement
Empreinte : optimisme, exaltation, notre société vit une coupure profonde et bienfaisante, il y aura un avant (une société égarée, décadente) et un après (une réinvention de soi, une renaissance collective), une occasion unique de « changer le monde », de créer une nouvelle humanité « ensemble, tout est possible »). Valeurs : confiance, audace, grandeur de vue, créativité, table rase et réinvention (« place aux visionnaires »).
Scénario 6. Fatalisme
Empreinte : sentiment d’impuissance, de petitesse, le monde va sans nous, mystérieux, impénétrable, implacable. Valeurs : acceptation, résignation, détachement, stoïcisme (« inspirons-nous des grands philosophes »).
Scénario 7. Respect de la nature
Empreinte : sentiment de culpabilité né d’un irrespect de la nature ; déréglée, elle s’est en quelque sorte vengée. Valeurs : harmonie avec l’environnement, écologie, discipline, nouvelle relation avec la flore et la faune, respect des « équilibres naturels ».
Scénario 8. Flegmatisme
Empreinte : émotions diverses mais modérées, éphémères. Valeur : Réalisme, tout va vite revenir comme avant, à la normale, sauf quelques aménagements d’ordre logistique (« gardons les pieds sur terre »).
J’aurais mes préférences parmi ces huit scénarios, mais j’ignore celui ou ceux qui prévaudront, car il y a trop de facteurs imprévisibles en jeu. Par exemple, tout dépend de l’influence ou du pouvoir détenu par les acteurs collectifs qui militeront en faveur de l’un ou de l’autre.
Tout dépend aussi du contexte dans lequel nous vivrons après la pandémie. La terre va continuer de tourner, faire place à d’autres problèmes, d’autres inquiétudes, d’autres urgences.
Un autre facteur important est le type de récit qui se construira autour de la pandémie et de la mémoire que nous en garderons. Sera-t-il pris en charge par quelques grands romans ou des films à succès qui feront revivre des épisodes tragiques, poignants, et qui mettront en selle des héros, des héroïnes ?
On pourrait alors concevoir que la pandémie entrera dans l’imaginaire et y restera longtemps. Mais cela ne nous dit pas comment cet imaginaire va se traduire en valeurs et éventuellement en comportements.
Enfin, il se peut que le scénario appelé à prévaloir soit celui qui s’avérera le plus proche de notre sensibilité comme Québécois, le plus facile à greffer à nos valeurs, à notre imaginaire.
Il faudra s’en reparler dans quinze ou vingt ans.
Opinion | Les leçons de la pandémie vues par Gérard Bouchard
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