Google et le problème de 62 hectares

La Montérégie est considérée comme le garde-manger du Québec. Ses terres sont parmi les meilleures du Québec, et là, on va en perdre 62,4 hectares (l’équivalent de 104 terrains de football canadiens) pour un centre de données de Google qui va créer 30 emplois. Juste 30.
Par crainte de voir le projet refusé, le gouvernement actuel a retiré le dossier des mains de la CPTAQ et a adopté un décret pour donner le feu vert au projet. La Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) avait donné un avis préliminaire négatif sur le projet, tout comme la fédération régionale de l’UPA de la Montérégie, qui craignait que celui-ci engendre un précédent important.
Certes, la loi permet au gouvernement de retirer un dossier des mains de la CPTAQ, mais comme le disait Jean Garon, ancien ministre et père de cette loi fondamentale : « Oui à l’aménagement, à la planification et à la localisation optimale des grandes infrastructures, barrages, routes et lignes électriques […], mais à la condition de reconnaître la primauté de l’agriculture dans la zone agricole. » L’article a été invoqué seulement cinq fois depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA), en 1978, notamment pour les projets majeurs du Gazoduc Trans-Québec et Maritimes (1998), du terminal gazier Rabaska à Lévis (2007) et du dernier segment du tracé du pipeline Saint-Laurent (2010).
Or, on ne respecte ici aucunement cette primauté de l’agriculture. Quatorze autres sites ont été considérés, mais celui-ci serait « le seul répondant aux critères de localisation identifiés par ce tiers (Google) ».
Certes, le gouvernement compensera les pertes de territoire agricole par la somme de 6,24 millions de dollars, pour favoriser la création de projets agricoles, dont une fiducie foncière. Mais est-ce vraiment la vision d’avenir que nous avons, l’échange à la pièce des meilleures terres agricoles contre d’autres territoires en guise de compensation ? Car partout au Québec la CPTAQ se charge de faire appliquer avec énormément de rigueur la LPTAA. Saviez-vous qu’il est quasi impossible d’établir un usage récréotouristique en complément d’une activité agricole même dans une municipalité dévitalisée où ces retombées seraient énormes pour l’économie locale ? Cela apparaît démesuré quand on compare cette situation à celle de ce dézonage massif, qui aurait été refusé si la demande avait suivi son cours normal. Car la mission principale de la CPTAQ, c’est d’abord de garantir, pour les générations futures, un territoire propice à l’exercice et au développement des activités agricoles. Malgré tout, c’est plus de 34 000 hectares qui ont été dézonés depuis l’entrée en vigueur de la LPTAA.
Et outre cette incohérence, il y a celle de ce décret qui arrive après le lancement du projet de la Stratégie nationale d’urbanisme et d’aménagement du territoire par le gouvernement du Québec. La vision de cette stratégie est de « doter le Québec d’une vision globale et cohérente qui guidera nos interventions et nos investissements », ni plus ni moins. Or, autoriser du dézonage à la pièce pour une compagnie américaine, dans un site parfait pour l’agriculture, ce n’est ni faire preuve d’une vision globale du territoire agricole ni faire preuve de cohérence.
À l’échelle de la Communauté métropolitaine de Montréal, ce projet n’était pas conforme au Plan métropolitain d’aménagement et de développement, car il éloignait l’atteinte d’une augmentation de 6 % de la superficie globale des terres cultivées. À l’échelle régionale, la MRC de Beauharnois-Salaberry avait pourtant adopté son Plan de développement de la zone agricole en 2014, exercice d’ailleurs subventionné à 50 % par l’État québécois, qui vise à encourager les MRC à renforcer leurs liens avec le milieu agricole et à y favoriser la diversification des activités agricoles. La MRC mentionnait avoir pour objectif de « diminuer la pression du développement urbain sur la zone agricole ». La Ville de Beauharnois venait renforcer l’inéquation entre le projet et les documents de planification en précisant que des modifications réglementaires seraient nécessaires parce que l’usage n’était pas conforme au règlement de zonage de la Ville et au schéma d’aménagement de la MRC. En somme, les gouvernements locaux se donnent des orientations d’aménagement, mais sans le garde-fou de la CPTAQ, il est facile pour les villes de plier l’échine devant la pression de promoteurs et l’apport fiscal que cela représente.
Notons par ailleurs qu’en 2017, le gouvernement de Philippe Couillard a eu recours à l’article 96 pour autoriser, par décret, le dézonage d’un site agricole de 164 hectares pour la création d’un parc industriel privé, dans la même région, à Coteau-du-Lac. Or, 2000 personnes se déplacent quotidiennement pour travailler dans ce parc industriel, sans compter les camions de transport. Alta fait présentement des démarches pour que le ministère des Transports inclue la modification d’une sortie dans sa liste de priorités, pour pouvoir accéder directement au parc industriel et passer au-dessus de la voie ferrée pour diminuer la congestion routière. Ce seront tous les contribuables québécois qui paieront pour adapter le réseau routier, alors qu’en concentrant les usages dans des sites déjà destinés au développement industriel, on aurait pu éviter ce genre de planification à la pièce et ses effets.
Donc, en cinq ans seulement, il y aura eu deux décrets et plus de 220 hectares dézonés parmi les meilleures terres agricoles du Québec. Est-ce que cette tendance se poursuivra dans les prochaines années ? Le gouvernement aurait avantage à se rappeler les sages paroles de Garon : « Comment imposer aux autres les contraintes de la loi si le gouvernement, à tout moment, se permettait de passer outre ? »