Notre humanité commune

L’autrice est née à Chicoutimi en 1972. De 2005 à 2017, elle a vécu à Lyon, en France. Elle est titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université de Montréal et a publié de nombreux articles et nouvelles, ainsi que plusieurs romans et essais. Elle est éditrice chez Groupe Ville-Marie littérature, à Montréal.

« Il n’y a pas de vie sans dialogue »

— Albert Camus, Le témoin de la liberté, 1948

Dans son ouvrage intitulé Les conspirateurs du silence (Éditions de l’Observatoire, 2018), la philosophe française Marylin Maeso se pose la question suivante : « Et si nous vivions dans une société bavarde où le dialogue n’existe plus ? »

Elle se consacre, pour y répondre, à l’analyse de nos rapports à l’ère des réseaux sociaux, mais montre clairement que ces derniers ne sont qu’un lieu parmi d’autres (on pense notamment aux plateaux de télé et à certains médias traditionnels) où le phénomène fait rage. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment inverser la vapeur ?

D’entrée de jeu, Marylin Maeso s’assure d’apporter des nuances sur le phénomène qu’elle étudie, en reconnaissant le lieu de rencontres intellectuelles, de solidarité et de véritable accès démocratique à l’espace public que peuvent être les réseaux sociaux. Puis, en s’appuyant sur Bergson, Sartre ou Camus, elle montre que les réseaux sociaux sont aussi le théâtre d’une violence qui, si elle n’est pas nouvelle, semble y exercer une hégémonie inédite. Hégémonie qui contamine également les autres sphères de notre espace public.

« Pourquoi l’insulte et l’attaque personnelle prennent-elles si facilement l’ascendant sur la volonté de débattre loyalement ? » se demande-t-elle. Comment sommes-nous passés du débat (« une confrontation de points de vue au cours de laquelle des interlocuteurs exposent leurs arguments et consentent à se soumettre à l’épreuve de la contradiction ») à l’omniprésence enivrée de soi-même de la polémique, qui « consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent, et à refuser de le voir » (Albert Camus, Le témoin de la liberté, 1948) ?

La clef semble être, d’une part, dans notre rapport à l’Autre et, d’autre part, dans notre rapport aux catégories — plus précisément dans notre façon d’essentialiser notre interlocuteur : « On range mécaniquement telle ou telle réalité, tel discours ou tel comportement dans une classe pour s’épargner la peine d’avoir à l’écouter ou à l’observer, à l’analyser et à le critiquer », écrit l’autrice.

Mais Marylin Maeso a vraiment touché en moi une corde sensible au moment où elle parle, en lien avec ce phénomène d’essentialisation, de notre défaut d’imagination lorsqu’il s’agit de considérer l’Autre, et où elle cite cette phrase de Camus : « Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes » (Le témoin de la liberté, 1948.)

Dans la peau de l’Autre

Cette incapacité grandissante à imaginer l’Autre n’est pas le propre des réseaux sociaux, mais elle est sans doute exacerbée par eux, par notre isolement et par la grande crise que nous vivons. On dit souvent que quand l’Autre n’est pas physiquement devant nous, on devient impunément violent, lâche, caché « derrière son écran ». Mais je me demande si ce n’est pas plus qu’un simple problème de « présence physique ». Je me demande si ce défaut d’empathie et d’imagination, entretenu par les outils qui nous entourent et la solitude qui nous accable, n’y est pas pour quelque chose dans nos choix et débats de société.

Nous parlons à des silhouettes, nous invectivons des fantômes, et je suis incapable de ne pas y voir un lien avec nos virulents débats au sujet de la représentation de l’Autre, avec le fait que nous nous écharpions sur la place publique sur le fait qu’il serait dangereux, dommageable, voire impossible, de représenter l’Autre dans toute la complexité de son expérience ou de sa culture.

Cette méfiance s’ancre évidemment dans une expérience et je ne dis pas qu’elle est injustifiée, mais que la solution la plus communément envisagée soit de ne tout simplement plus se mêler de représenter l’Autre me semble un symptôme inquiétant du problème soulevé par Marylin Maeso, et avant elle Albert Camus.

Retrouver l’Autre

Nous en serions donc là : parce qu’imaginer l’Autre est compliqué, épuisant, demande du travail, et qu’on peut se tromper, il vaut mieux, pour tout le monde, éviter de le faire, et surtout éviter de trop se laisser ébranler en le regardant comme un semblable.

Mais on en revient toujours à la question des mots et de leur glissement. Quand on tente de réfléchir aux critères selon lesquels on détermine ce que l’Autre veut dire, quand on pense au fait que cela ait tant changé selon les époques mais que chaque époque ait été convaincue de détenir la vérité, figeant l’Autre dans une série d’essentialisations successives… on est pris de vertige. Et on se demande s’il ne serait pas à propos de prendre un peu de recul.

Je reviens aux propos de Marylin Maeso sur Frantz Fanon lors de l’émission de radio Les chemins de la philosophie (France Culture, « Révolution Fanon, épisode 2 », 6 avril 2021) : « La condition de possibilité pour le rétablissement d’une humanité commune, c’est justement que la compréhension ne passe pas par l’identité des vécus. C’est qu’on n’ait pas besoin de vivre quelque chose pour le comprendre, et même pour compatir. »

Le rétablissement d’une humanité commune et du dialogue n’est possible qu’en réapprenant à imaginer l’Autre : imaginer la saveur de son expérience, la lueur qui apparaît dans ses yeux quand il sourit, la teneur de ses blessures lorsque je le contredis ou le tressaillement de ses mains quand je le heurte pour, à tout prix, avoir raison.

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