Facebook et le mot en b

L’auteur est astronome, auteur, communicateur scientifique et professeur de didactique des sciences à l’UQAM.
Il y a quelques semaines, Facebook a retiré sans avertissement de la Toile la page d’une petite ville de France qui a le malheur de s’appeler Bitche. Ça ne s’invente pas.
Sur la page Wikipédia consacrée à cette municipalité, on lit que « Bitche est une commune du nord-est de la France, située dans le département de la Moselle […]. La ville, serrée autour de son imposante citadelle, est la capitale du pays de Bitche et le chef-lieu du canton de Bitche et de la communauté de communes du pays de Bitche ». Essayez de lire ça à voix haute sans rire, mais ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle…
Depuis cet incident malheureux, et après de nombreuses tentatives infructueuses de la part du maire de Bitche pour récupérer la page Facebook de sa ville, il a fallu une intervention personnelle du directeur de Facebook France il y a quelques jours pour que la page soit enfin remise en ligne. Entre-temps, la mairie a dû créer une nouvelle page baptisée « Mairie 57230 » (le code postal de la commune) afin de garder le contact avec ses concitoyens.
Contenu offensant
Bien entendu, la ville de Bitche n’a rien à voir avec l’insulte que profèrent bon nombre de jeunes, surtout américains (et que s’approprient avec fierté encore plus d’Américaines), un des mots les plus souvent utilisés dans un certain type de chansons rap et que nous traduirons prudemment par « chipie ». Mais pour les algorithmes d’intelligence dite artificielle de Facebook, l’homonymie et la proximité orthographique de la ville de Bitche avec le mot en b… a suffi pour juger le contenu offensant, d’où retrait. Voilà qui démontre bien les limites des logiciels laissés à eux-mêmes et qui rappelle à quel point les machines sont encore loin de posséder ne serait-ce qu’une parcelle du bon jugement dont les humains savent (parfois) faire preuve.
Au moment même où Facebook veille à préserver l’innocence de ses utilisateurs en leur cachant ce mot qu’on ne saurait lire, une vaste enquête du quotidien britannique The Guardian révèle que, dans au moins 25 pays en voie de développement à travers le monde, le personnel de Facebook a documenté des dizaines de cas de manipulation frauduleuse de l’opinion publique et d’intimidation d’opposants par l’entremise de la plateforme par des politiciens aux motivations douteuses… tout ça sans lever le petit doigt. Dans ce cas-ci, ce sont bel et bien des humains en chair et en os qui ont pris la décision de laisser faire.
Facebook est devenue, au fil du temps et de ses trois milliards d’utilisateurs, un outil de diffusion et de réseautage incomparable que les politiciens du monde entier se sont rapidement approprié. Dans la plupart des cas, leur utilisation respecte les règles du jeu, mais dans d’autres cas, Facebook est devenue un champ de bataille servant à déstabiliser un adversaire ou à interférer avec les élections d’un pays ennemi. C’est ce qui s’est passé aux États-Unis en 2016, quand des « bots russes » ont inondé le réseau social de faux comptes qui faisaient la promotion de diverses théories complotistes. Il est généralement admis que cela a grandement favorisé la victoire de Donald Trump aux dépens d’Hillary Clinton.
Des garde-fous sévères
Facebook a appris sa leçon et a mis en place des garde-fous sévères pour éviter la répétition du fiasco de 2016, en particulier dans les pays occidentaux et riches, où la pression publique a jugé sévèrement les manquements du réseau de Zuckerberg. Malheureusement, l’enquête du Guardian laisse croire que Facebook ne montre pas autant d’empressement à intervenir dans des pays comme le Honduras, l’Azerbaïdjan ou le Mexique, où ce type d’abus est bien documenté depuis des années, mais a peu mobilisé les responsables de la plateforme. En fin de compte, rien de cela n’a fait les manchettes, et ni Facebook ni les politiciens corrompus qui ont détourné le réseau social à leurs fins n’ont eu à en payer le prix. Après tout, qui ici se soucie de ce qui se passe dans ces coins du monde où les peuples ne semblent pas faits pour la démocratie ?…
On ne le dira jamais assez, mais, dans notre monde hyperconnecté, Facebook porte une énorme responsabilité sociale et politique que la compagnie ne semble pas vouloir assumer, ou si peu, et seulement lorsque cela risque de se savoir et que sa réputation — et ses finances — pourrait en souffrir. Pendant ce temps, des gens meurent, des populations s’appauvrissent et des pays stagnent ou régressent. Il serait temps que les utilisateurs se mobilisent pour amener Facebook à revoir ses priorités : qui se soucie d’un petit mot en b… par-ci, par-là quand la démocratie meurt à petit feu ?
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