L’échec de l’Université Laurentienne

«Quelle que soit la cause de cette crise financière, il est indéniable qu’on vient d’asséner à l’Ontario français un coup d’une violence inouïe», explique les auteurs. 
Photo: Jason Paris Creative Commons «Quelle que soit la cause de cette crise financière, il est indéniable qu’on vient d’asséner à l’Ontario français un coup d’une violence inouïe», explique les auteurs. 

Le 12 avril, l’Université Laurentienne de Sudbury abolissait d’un trait de plume près de 60 % de ses programmes de langue française, 28 en tout. L’établissement bilingue, fondé en 1960, est embourbé depuis plusieurs mois dans une crise financière d’une profondeur telle qu’il s’est placé sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers — un recours normalement réservé aux entreprises privées, comme le rappelait Marco Fortier dans Le Devoir du 13 avril. Au début du mois, il avait procédé unilatéralement à la dissolution de la Fédération laurentienne qui le liait à trois universités confessionnelles, dont l’Université de Sudbury (1957), excroissance du collège du Sacré-Cœur qu’avaient fondé les Jésuites canadiens-français en 1913, alors que le règlement 17 interdisait, à peu de chose près, l’usage du français dans les écoles de la province.

Quelle que soit la cause de cette crise financière, il est indéniable qu’on vient d’asséner à l’Ontario français un coup d’une violence inouïe.

On parcourt la liste des programmes de langue française supprimés, et on n’en croit pas ses yeux : histoire, études françaises, théâtre, science politique, droit et politique, philosophie, littératures et cultures francophones, etc. La tronçonneuse s’attaque aussi aux mathématiques, au génie (chimique, mécanique, minier), au programme de sages-femmes, l’un des rares au pays, et à plusieurs autres encore. Des dizaines de professeurs virés au nom d’une euphémique « restructuration », d’une hécatombe qui n’épargne pas non plus les programmes de langue anglaise, réduits pour leur part de 20 %.

Depuis sa fondation, le bilinguisme institutionnel pratiqué à l’Université Laurentienne fait l’objet de vives contestations. La minorisation constante que la communauté franco-ontarienne y a subie et la réduction conséquente de son influence réelle montrent bien, si besoin est, que le principe instituant de l’Université Laurentienne n’est pas celui de la pérennité de l’Ontario français en tant que sujet politique et historique.

S’acquitter de sa dette

Rendons tout de même à César ce qui revient à César et reconnaissons que, depuis un demi-siècle, la communauté franco-ontarienne a pu exploiter les ressources, aussi tronquées qu’elles aient été, que lui offrait la Laurentienne pour penser sa condition et se projeter dans la modernité à sa manière. C’est depuis la Laurentienne que sont nées plusieurs des grandes institutions culturelles de l’Ontario français au lendemain des années 1960 (Théâtre du Nouvel-Ontario, Éditions Prise de parole, Galerie du Nouvel-Ontario, Nuit sur l’Étang, etc.). Ce sont ses artisans qui ont créé et légitimé le champ même des études franco-ontariennes. C’est entre ses murs qu’ils ont fondé l’Institut franco-ontarien (1976) et la Revue du Nouvel-Ontario (1978), les premiers lieux de réflexion savante exclusivement consacrés à l’Ontario français. Ce sont encore eux qui ont conçu le drapeau franco-ontarien, hissé pour la première fois à l’Université de Sudbury en 1975.

Malgré ses insuffisances, l’Université Laurentienne a été, pour d’innombrables Franco-Ontariens, y compris l’un des signataires de cette lettre (Michel Bock), le lieu de leur naissance intellectuelle, voire politique. Combien de professeurs, de vrais professeurs, s’y sont succédé en exerçant avec brio et conviction leur rôle d’éveilleurs de conscience : Gaétan Gervais, Fernand Dorais, Robert Dickson, Laure Hesbois, Guy Gaudreau, Christiane Rabier, Gratien Allaire, Hélène Gravel, etc. La liste remplirait un cahier tout entier, et on en oublierait sans doute encore trop. Plusieurs des noms qu’il contiendrait sont connus au-delà du milieu immédiat de Sudbury et du nord de l’Ontario, d’autres un peu moins. Tous ont exercé une influence déterminante, même salvatrice auprès de plusieurs générations d’étudiants qui ont appris à leur contact que leur franco-ontarianité ne serait pas un obstacle à la connaissance et à l’universel sur lesquels est fondée l’université, qu’elle en serait plutôt la condition, le tremplin qui leur permettrait d’y accéder en tant que Franco-Ontariens, depuis un lieu historique qu’ils ont eux-mêmes humanisé.

Voilà ce à quoi renonce l’Université Laurentienne pour mieux « se concentrer sur les programmes les plus en demande », comme l’a expliqué laconiquement le recteur, Robert Haché. Lors de son entrée en poste, en 2019, Haché affirmait pourtant que la Laurentienne devait « saisir l’occasion d’être la voix francophone de l’enseignement universitaire dans le nord de l’Ontario ». C’était bien sûr avant le déclenchement de la crise actuelle. Mais les promesses lénifiantes de ce type, les Franco-Ontariens les accumulent depuis des décennies.

Faisons dans l’uchronie et imaginons les progrès qu’il eût été possible d’accomplir si les Franco-Ontariens avaient eu accès, dès le départ, à une véritable université de langue française… Ou plutôt non : au lieu de regretter tout ce temps perdu, tournons la page. L’Université de Sudbury annonçait, le 12 mars dernier, qu’elle comptait se déconfessionnaliser et devenir entièrement française. Une pétition qui comporte à présent la signature de 430 universitaires de partout au Québec et au Canada appuie ce projet sans équivoque. L’expérience du bilinguisme institutionnel à la Laurentienne est un échec. Qu’elle le reconnaisse et cède à l’Université de Sudbury l’ensemble de ses programmes de langue française — et tout le financement public qui les accompagne. Ce serait pour elle une façon honorable de s’acquitter de sa dette envers l’Ontario français.

 

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