Un geste de décolonisation

Justin Trudeau n’est pas le premier à laisser tomber ses promesses de changer le mode de scrutin une fois installé au poste de premier ministre. François Legault suit une stratégie comparable en conditionnant son engagement à la tenue d’un référendum — une mesure typiquement associée à l’échec de la réforme électorale.
Les chefs politiques apprennent rapidement à aimer la centralisation que leur confère un système dans lequel le gagnant, avec moins de 50 % des voix, peut néanmoins exercer 100 % du pouvoir exécutif.
Mais là s’arrête la comparaison entre les premiers ministres canadien et québécois. L’abandon de la réforme promise à Ottawa a moins d’incidence pour le système politique canadien. Après tout, le scrutin uninominal majoritaire tire ses origines de la monarchie parlementaire, que les élites nommées par la Couronne ont voulu transposer dans le Dominion.
Comme l’énonce le préambule de la Loi de 1867, le Canada aura « une Constitution fondée sur les mêmes principes que ceux du Royaume-Uni ».
Monarchie parlementaire britannique
L’enracinement du système de gouvernement canadien dans la monarchie parlementaire britannique n’est pas sans laisser de traces sur l’opinion publique. La reine d’Angleterre jouit depuis longtemps d’un soutien toujours plus fort au Canada anglais qu’au Canada français. La culture politique et les institutions venues de Londres sont étroitement alignées au Canada.
C’est pourquoi l’abandon de la réforme électorale par Trudeau paraît moins significatif.
Mais au Québec la situation est fort différente. Ici, le système électoral imposé par la Couronne britannique provoque une friction et entraîne des dysfonctions entre des institutions majoritaires et les institutions de type consensuel qui caractérisent le modèle socioéconomique québécois.
Ce modèle, parfois dit solidariste ou néocorporatiste, implique la participation des syndicats, du patronat, de l’État et du tiers secteur aux grandes décisions qui concernent la société, comme à l’occasion de sommets, par exemple.
Mode proportionnel
Les pays qui ont des régimes de ce type ont toujours choisi un mode de scrutin proportionnel pour se représenter et se gouverner sur le plan politique. En Allemagne et en Scandinavie, entre autres, on retrouve une plus grande « complémentarité institutionnelle » entre les modes de gouvernance des secteurs privé, public et communautaire.
La coopération patronale-syndicale dans les entreprises complémente et renforce la politique plus consensuelle au Parlement et au gouvernement. Et ce meilleur arrimage entre marché, État et société facilite le développement de politiques à plus long terme, qui renforcent la performance globale du système.
Quand le Québec a lui-même choisi ses institutions sociales et économiques, il a opté pour des arrangements qui partagent le pouvoir avec une multiplicité d’acteurs collectifs. Mais quand ses institutions politiques ont été déterminées par des forces extérieures, il a hérité de pratiques majoritaires qui contredisent le caractère consensuel de ses institutions socioéconomiques. Et cette contradiction entrave la coordination de la politique et de l’économie et rend leurs interactions moins fécondes pour la société.
Sur le plan politique, le système électoral majoritaire, qui donne tout le pouvoir à un seul clan victorieux, vient des entrailles de sociétés oligarchiques où les nobles associés à la Couronne n’ont pas vu tous leurs avantages effacés par la démocratie parlementaire.
C’est pourquoi le mode de scrutin uninominal vient de sociétés plus inégales, qui concentrent le pouvoir politique comme économique dans les mains d’un petit groupe. Les systèmes électoraux proportionnels, quant à eux, émanent de sociétés plus égalitaires, où les élites ont historiquement dû partager leur pouvoir avec les représentants organisés des masses populaires.
Le mode de scrutin proportionnel est beaucoup plus en phase avec la société québécoise et ses institutions. Ceux qui se disent patriotes à Québec devraient y penser deux fois avant de faire dérailler la réforme électorale avec un référendum polarisant.
Ce changement n’exige ni la sécession ni la réforme de la Constitution canadienne. Il s’agit d’un véritable geste d’émancipation et d’amélioration de nos institutions, loin du nationalisme de pacotille qui fait trop souvent office de programme gouvernemental.