De désert médical à désert social?

Dans les pages du Devoir, on lisait mercredi que le gouvernement du Québec va exiger des groupes de médecine de famille (GMF) qu’ils acceptent de soigner des patients « orphelins ». La décision du gouvernement a suscité la grogne chez certains médecins sondés, qui jugent cette décision irréaliste et contre-productive, car elle limiterait leur capacité de soigner les patients déjà « inscrits » sur leur liste, en plus d’aller à l’encontre de sa propre directive les incitant à inscrire et à suivre avec assiduité le plus grand nombre de patients.
La décision obligerait également les GMF à devenir précisément ce qu’ils ne sont pas : une offre de soins de proximité universels. Dans les faits, les GMF sont une invention du gouvernement en réponse à la réticence des fédérations médicales à intégrer les centres locaux de services communautaires (CLSC), dont la mission était (et est toujours, sur papier) d’offrir des services de première ligne universels. Il est donc dans l’ADN même des GMF de faire entorse à l’universalité des soins.
En misant exclusivement sur le modèle des GMF, le gouvernement a forcé les médecins à être complices d’un système de première ligne qui n’est pas universel, en parallèle avec le réseau public, et dont les lacunes avaient pourtant entraîné la création des CLSC il y a 50 ans à la suite d’une vive mobilisation communautaire. Le gouvernement demande aujourd’hui aux médecins de réparer les pots qu’il a lui-même cassés. Cette dialectique n’est qu’une démonstration des jeux de pouvoir inhérents à la mise en œuvre des soins de première ligne universels au Québec.
Une population délaissée
Longtemps considéré comme un « désert médical », le quartier Hochelaga-Maisonneuve sera la prochaine victime de ces jeux de pouvoir. Hautement défavorisé sur les plans matériel et social, le quartier a été l’un des premiers à se doter d’un CLSC dans les années 1970, dans la foulée de la Révolution tranquille. Le CLSC intégrait à la fois les services sociaux et de santé, la population avait un contrôle sur les décisions institutionnelles et, surtout, le CLSC avait (et a toujours, en principe) l’obligation de soigner toute personne qui requiert des services sur son territoire.
La nature éminemment sociale et économique des problèmes vécus par la population du quartier dépasse largement la simple expertise médicale. En ce sens, intégrer les domaines social et sanitaire n’était pas un simple caprice : il s’agissait d’une véritable nécessité. Malgré des indicateurs de santé inférieurs à la moyenne montréalaise et une espérance de vie jusqu’à dix ans inférieure à d’autres quartiers plus riches, comme Outremont, Hochelaga-Maisonneuve n’a jamais cessé d’être délaissé par les médecins.
Les choses sont appelées à changer, car la population d’Hochelaga-Maisonneuve a désormais un GMF depuis avril 2020. Le seul hic : le GMF s’approprie littéralement les locaux du CLSC d’Hochelaga-Maisonneuve, forçant la délocalisation brusque de l’ensemble des services de soutien à domicile. D’ici quelques jours à peine, les professionnelles du CLSC (infirmières, ergothérapeutes, physiothérapeutes, nutritionnistes, travailleuses sociales, auxiliaires familiales et sociales, etc.) devront desservir à distance une population historiquement délaissée et invisibilisée. Pour accéder aux soins courants (prises de sang, prélèvements, etc.), la population est désormais dirigée vers un système de rendez-vous centralisé (Clic Santé) qui les redirige vers une liste de cliniques médicales, réparties à travers l’île de Montréal sans égard à la proximité géographique. On semble oublier que cette population est à faible revenu, a souvent un faible niveau de littératie, en plus d’être très mal desservie en matière de transport en commun.
Personne ne peut s’opposer à l’idée de combler rapidement un désert médical maintes fois dénoncé. Il faut toutefois reconnaître que cela provoquera involontairement un autre désert, social celui-là, qui sera ultimement beaucoup plus difficile à réhabiliter. Créer un désert en tentant d’en irriguer un autre ne fait pas partie de la solution. Il s’agirait d’un retour 50 ans en arrière que nous ne pouvons pas accepter.
* Cette lettre est cosignée par une vingtaine de personnes:
Isabelle Leblanc, présidente, Médecins québécois pour un régime publique (MQRP)
Alexandre Leduc, député d’Hochelaga-Maisonneuve
Natalie Stake-Doucet, présidente, Association québécoise des infirmières et infirmiers
Maxime Ste-Marie, président SCFP 5425, syndicat des techniciens et professionnels du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal
France Verville, directrice, Association canadienne des ergothérapeutes - Québec
Jeff Begley, président, Fédération de la santé et des services sociaux - CSN
Sylvie Blais, travailleuse sociale retraitée ayant travaillé 32 ans au CLSC Hochelaga-Maisonneuve
Louise Ducharme, infirmière clinicienne retraitée ayant travaillé 30 ans au Service à domicile du CLSC de Hochelaga-Maisonneuve
André Dufour, médecin de famille au CLSC Hochelaga-Maisonneuve et ailleurs
Jacques Gravel, médecin à la retraite, ayant travaillé 40 ans au CLSC Hochelaga-Maisonneuve
Andrei Mamaliga, résident de Hochelaga-Maisonneuve
Lucie Leblanc, physiothérapeute retraitée ayant travaillé 35 ans au CLSC Hochelaga-Maisonneuve
Christine Ouellette, médecin de famille au CLSC Hochelaga-Maisonneuve et ailleurs
Bogdan Ovcharuk, résident de Hochelaga-Maisonneuve
Édith Perreault, avocate
Vanessa Roy, physiothérapeute de formation, diplômée en droit et politiques de la santé, chargée de cours à l’Université de Sherbrooke
Irénée St-Jean, travailleur social, 40 ans au Service à domicile du CLSC de Hochelaga-Maisonneuve
Anne-Sophie Thommeret-Carrière, médecin de famille travaillant au CLSC des Faubourgs
Les membres du comité des usagers Lucille-Teasdale