Débat sur l’enseignement ou enseignement au débat

On parle beaucoup ces jours-ci de la liberté d’enseigner, mais on parle peu des notions qu’il faudrait enseigner pour éviter le genre d’événement qui a déclenché cette levée de boucliers. Je fais référence ici à des savoir-faire comme la capacité de construire un raisonnement, l’aptitude à évaluer l’information, l’habileté à soupeser une variété d’arguments pour se former une opinion réfléchie, ainsi que la capacité à défendre sainement ses convictions, sans utiliser la violence ni la manipulation. Ces compétences nécessaires à l’exercice du débat démocratique sont souvent traitées comme s’il s’agissait d’aptitudes naturelles qui se développent automatiquement, alors qu’elles s’acquièrent au contraire au prix de certains efforts. La place que ces notions devraient occuper dans le cursus scolaire d’un étudiant québécois me semble donc une question fondamentale, dont la portée va bien au-delà de la problématique du jour.
Plusieurs l’auront en effet remarqué, les sujets qui font débat depuis quelque temps tournent souvent autour d’enjeux similaires. La censure de certains propos dans les universités reprend ainsi des thèmes abordés dans le cadre des discussions autour de l’adhésion aux théories de complot, de même que ceux relatifs à l’intimidation et à la violence sur le Web. Il s’agit là de phénomènes qui renvoient tous à une tendance centrale,soit celle de s’enfermer dans ses opinions et ses croyances, au point de refuser tout raisonnement et tout débat.
Ainsi, la controverse autour de la liberté d’enseigner a conduit plusieurs observateurs à déplorer qu’on puisse demander à des professeurs d’accorder une priorité au « ressenti », au détriment de « la connaissance », une inclination qui, combinée à un refus de la discussion, entraîne la radicalisation des points de vue et rend plus difficile la tâche de se mettre d’accord sur des valeurs communes. De fait, on peut facilement imaginer combien la vie en communauté serait difficile si chaque citoyen s’autorisait à considérer que les seules vérités absolues sont les réalités qu’il « ressent comme étant vraies ». Les sentiments étant des expériences fondamentalement personnelles qui échappent à l’argumentaire, toute conversation rationnelle deviendrait alors impossible.
Des thèmes connexes sont abordés dans le cadre des discussions portant sur les fausses nouvelles et les théories de complot. Ici, on s’inquiète de la facilité avec laquelle les contenus qui favorisent un traitement intuitif de l’information (en utilisant notamment l’appel aux émotions et opinions) réussissent à susciter une certaine adhésion et à polariser le débat. Une polarisation qui prend vie dans certains médias sociaux, où on ne peut que s’horrifier de la violence et de la rigidité avec lesquelles des petits groupes de personnes tentent d’imposer leurs vues. Encore une fois, l’incapacité de défendre des convictions de manière respectueuse en se basant sur des arguments rationnels semble paralyser le débat et éloigner la population de l’idéal démocratique qui devrait consister à discuter de manière réfléchie pour arriver à se mettre d’accord sur une position qui fait consensus. Plus préoccupant encore, ce comportement démontre un rejet de cet idéal, en même temps qu’un penchant pour une idéologie plus autoritaire qui consiste à désirer soumettre l’autre plutôt que le convaincre.
Bien entendu, ce type de comportement a toujours fait partie de notre réalité, sans pour autant susciter d’inquiétudes majeures. À l’époque, les possibilités de s’insérer de manière significative dans le débat démocratique étaient toutefois plus limitées. La situation est différente aujourd’hui, alors que les moyens techniques permettent à tous de prendre la parole sur la place publique sans tenir compte d’aucune règle éthique et de diffuser n’importe quelle information à grande échelle. Dans le contexte actuel, l’apprentissage des compétences et des savoir-faire en lien avec la conversation démocratique prend de facto une importance renouvelée, au point même de pouvoir être qualifiée de question d’éducation globale.
Durant de nombreuses années, plusieurs de ces savoir-faire ont d’ailleurs fait partie du cursus scolaire à travers l’enseignement de la philosophie, de la morale et de l’éducation civique. Ces matières ont cependant été progressivement abandonnées au profit d’une éducation centrée sur l’apprentissage d’une carrière, dans l’optique de favoriser la participation du pays à la nouvelle économie mondiale. Se pourrait-il que cette orientation ait privé une population pourtant scolarisée de compétences essentielles ? Si les événements présents permettent déjà d’envisager que c’est effectivement le cas, je suppose que ce soupçon pourrait être continuellement renforcé dans les années à venir. C’est pourquoi je me permets ce plaidoyer pour un retour de la formation au débat et à l’éthique communicationnelle le plus tôt possible dans nos écoles.
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