Le cercle vicieux du discours sur l’anglais, langue universelle

«Certes, l’apprentissage d’une langue seconde est bénéfique pour les individus, mais le prestige accordé à l’anglais mine peu à peu notre rapport collectif au français», constate l'autrice.
 
Photo: Graham Hughes La Presse canadienne «Certes, l’apprentissage d’une langue seconde est bénéfique pour les individus, mais le prestige accordé à l’anglais mine peu à peu notre rapport collectif au français», constate l'autrice.
 

La question linguistique est plus que jamais de retour au cœur du débat public québécois. Tout le contraire d’il y a dix ans, en février 2011, alors que le premier ministre du Québec, Jean Charest, annonçait la mise en place d’une mesure d’anglais intensif pour tous les élèves francophones. Pour la justifier, le gouvernement invoquait l’ampleur de la demande sociale et le contexte de mondialisation économique : « Les jeunes Québécois, disait le ministre Bachand, sont des citoyens du village global. Dans toute société ouverte sur le monde, à plus forte raison lorsque les échanges internationaux sont essentiels à son développement économique, la connaissance fonctionnelle de l’anglais, voire d’une troisième langue, est essentielle. »

Dix ans plus tard, l’explosion de la fréquentation des cégeps anglophones, l’offre accrue de formations universitaires bilingues, tout comme l’anglicisation de Montréal, attestent des effets pervers de cet engouement collectif pour la langue de Shakespeare. Certes, l’apprentissage d’une langue seconde est bénéfique pour les individus, mais le prestige accordé à l’anglais mine peu à peu notre rapport collectif au français. Or, ce rapport culturel et symbolique est fondamental, car il participe à faire de nous une communauté.

Ce difficile constat invite non seulement à travailler au renforcement de nos politiques linguistiques, mais aussi à réfléchir à l’impact du discours qui fait de l’anglais l’unique lingua franca d’un monde globalisé. Ce discours, nous l’avons entendu et répété ad nauseam ces dernières années, tel un mantra : l’anglais n’est plus la « langue de Lord Durham » ; c’est l’« outil du XXIe siècle », un « passeport pour l’avenir », une « clé d’ouverture sur le monde »…

Or, avons-nous suffisamment considéré les effets potentiels de cette rhétorique sur notre perception collective de l’anglais et de son statut ? Sommes-nous conscients de sa capacité à orienter le choix de nos politiques éducatives et linguistiques ? Les discours guident notre interprétation des enjeux. En faisant de l’anglais une « clé » ou un « outil » d’avancement social, nous imposons un cadre instrumental au débat en cours. La langue s’en trouve délestée de son caractère culturel, car ce regard utilitaire invite à évaluer les enjeux sous l’angle de l’efficacité et de la profitabilité. Pris en ce sens, l’anglais devient presque automatiquement la langue à favoriser, tant dans les sphères du travail, du commerce, que de la recherche ou de l’enseignement.

Pas nouveau

 

Pourtant, affirmer que l’anglais est « l’outil du XXIe siècle », c’est oublier que cette idée remonte au contexte colonial britannique du XIXe siècle. Pour consolider la domination mondiale de l’Empire, des figures marquantes de l’utilitarisme et du libéralisme, comme Charles Grant, John Stuart Mill et Thomas Babington Macaulay, font alors la promotion d’un discours vantant les vertus et la destinée universelle de l’anglais, contribuant à faire de cette langue, une « clé d’accès » à une éducation « utile ».

Clamer que l’anglais n’est plus la « langue de Lord Durham » c’est aussi, paradoxalement, passer sous silence le fait qu’elle constituait précisément, aux yeux de Durham, une langue de civilisation ayant la prétention d’incarner l’universel, porteuse de connaissances, de mobilité sociale ; une langue « d’ouverture » en quelque sorte…

L’aura de nouveauté dans laquelle se drape ce discours occulte également sa présence, pourtant constante, tout au long de la trame historique de nos débats linguistiques. Dans le Québec des années 1930 et 1940, les thèmes du « progrès » et de l’« ouverture sur le monde » ponctuent les discours des Canadiens français d’allégeance libérale qui réclament un enseignement plus poussé de l’anglais. […]

Dire que l’anglais est un « passeport pour l’avenir », c’est négliger l’impact qu’a pu avoir ce discours sur le pouvoir d’attraction de l’anglais auprès des Québécois. C’est oublier qu’en 1967-1968, lors de la crise linguistique du district de Saint-Léonard, non seulement des enfants d’immigrants, mais un nombre important de jeunes Canadiens français fréquentent les écoles anglaises « parce que les parents croient qu’avec l’anglais leurs enfants auront un avenir plus brillant », raconte en 1969 le directeur de l’Action nationale, Jean Genest. « Le succès et la richesse facile, ironise Genest, passent par l’anglais. » Encore aujourd’hui, on ne peut nier que l’anglais est considéré comme un « facilitateur de réussite ». Sous prétexte de mondialisation, combien d’employeurs en exigent la maîtrise sans que ce soit essentiel ? L’expansion mondiale de l’anglais est un phénomène réel, mais le discours qui l’accompagne a, lui aussi, des conséquences tangibles qui affectent notre rapport collectif au français. En perpétuant ce lieu commun qui transforme l’anglais en outil universel, gage de succès, moteur de progrès, nous ignorons l’histoire de cette représentation bien ancrée dans le colonialisme britannique.

Ainsi décontextualisé, le prestige naturalisé de l’anglais nourrit la demande sociale pour cette langue, demande qui, en retour, légitime l’adoption de politiques favorisant son utilisation ; politiques qui contribuent à accroître son prestige ; prestige qui renforce le discours… et ainsi de suite. Peut-être est-il temps de rompre ce cercle vicieux ?

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