Du courage à la vérité

On reconnaît généralement dans le courage une disposition à affronter ses peurs, à faire face au danger de manière résolue et volontaire. C’est l’élan qui pousse à s’engager dans l’action malgré le risque. Mais le courage se prolonge aussi dans la persévérance, dans la capacité à renouveler et à maintenir l’audace initiale dans le temps et dans les épreuves, autrement dit, à ne pas se décourager. Dans un cas comme dans l’autre, agir courageusement, c’est toujours agir malgré : malgré le danger, malgré la peur, mais aussi malgré la fatigue, la difficulté, malgré en somme les passions de répulsion, qui tendent à nous éloigner de l’objet dont des raisons supérieures nous commandent de nous approcher.
Le courage ne consiste donc pas à ne ressentir aucune peur, mais à ne pas faire de cette dernière le critère de son action. C’est dans ce triomphe sur soi que réside le courage, qui tient tout entier dans la fermeté d’une volonté qui avance face aux vents contraires. Cela étant dit, on n’est pas plus courageux en prenant des risques inconsidérés qu’on ne l’est en s’abandonnant à des peurs déraisonnables. Le courage tient dans un équilibre, qui trouve une formulation éclairante chez Aristote. Définissant toute vertu comme un juste milieu, le philosophe définit le courage comme le fait de craindre ce qu’il faut, comme il faut, quand il faut et pour la cause qu’il faut, de façon à ne tomber ni dans l’excès de peur qu’est la lâcheté ni dans la prise de risques excessifs qu’est la témérité. En ce sens, il n’y a pas de courage idiot. Non pas parce qu’il faut être supérieurement intelligent ou réfléchir longuement pour poser un acte courageux, mais parce que le courage requiert qu’on comprenne ce qu’on fait, que le risque soit pris délibérément, et en vue d’une fin consciemment choisie.
Des Idées en revues

Le courage implique donc une lucidité vis-à-vis de soi-même, une juste appréciation des circonstances et une compréhension des valeurs qui doivent gouverner nos actions. En effet, le courage prend son sens dans le fait qu’on accorde plus de valeur à la fin poursuivie qu’à ce qu’on risque de perdre en la poursuivant. Parmi les peurs que nous éprouvons, il convient alors de se demander lesquelles nous informent d’une menace qu’il faut fuir et lesquelles il faut au contraire tenter de surmonter. Cette question suppose qu’on sache non seulement reconnaître la peur vécue, mais aussi évaluer la menace qui l’inspire.
De lucidité quant à la peur ressentie, notre société ne manque apparemment pas. La chose est abondamment documentée : le stress et l’anxiété affectent non seulement les adultes, mais les adolescents et même les enfants, d’une manière inquiétante. Ces assauts de la peur et de l’angoisse font l’objet d’une nosologie scrupuleuse, dont l’autre face est l’arsenal pharmacologique et thérapeutique auquel nous recourons sans retenue. La multiplication des diagnostics en santé mentale et l’introduction du vocabulaire psychiatrique dans le langage courant traduisent une pathologisation de la souffrance même, qui implique que l’on regarde l’inquiétude, la peur et l’angoisse principalement sous l’angle curatif. Sans minimiser les souffrances liées à la maladie mentale ni contester les soins qui permettent de l’apaiser, on peut noter que l’ampleur que prend ce type de rapport à la souffrance est significative.
Cela reflète la société du bien-être qui est la nôtre. En faisant son profit du commode et de l’agréable, elle nous rend intolérants à l’inconfort. Plus encore, la mécanique du marché s’alimente bien sûr de la création de désirs, mais aussi de la création de peurs et d’inquiétudes, qui ne sont jamais suggérées sans le remède correspondant. Ainsi se développe toute une gamme de dispositifs analgésiques, qui vont de la multiplication des méthodes de bien-être à un appareillage de divertissement sans précédent. Sans les réduire à cette fonction, il est difficile de ne pas voir, dans les Facebook, Netflix, YouTube, jeux en ligne et autres plateformes addictives, un remarquable dispositif de fuite de masse devant les inconforts du réel. Lorsque la culture du bien-être nous conduit à craindre la crainte elle-même, elle devient un obstacle à l’action, par laquelle on pourrait entreprendre d’agir sur la réalité.
À l’opposé de ce repli sur soi et de cette fuite dans le divertissement, le mouvement du courage consiste à dépasser l’expérience subjective de la peur pour considérer la réalité objective du risque. Voilà bien un exercice dont la société du bien-être tend à nous détourner.
Face au stress et à l’anxiété, il importe donc d’interroger ce que ces malaises disent de notre monde. Ainsi, au-delà de ce qui apparaît d’abord comme des difficultés individuelles, ce phénomène trahit aussi le caractère inhospitalier d’un monde où la pression du travail et des responsabilités personnelles pousse au stress et à l’épuisement, où le tissu social s’effrite et les inégalités augmentent, où plane la menace d’un orage de crises sanitaires, financières et climatiques dont nous entendons déjà les premiers grondements. Qui plus est, dans ce monde structuré par des organisations tentaculaires aux allures souvent kafkaïennes, nous nous voyons régulièrement renvoyés à notre impuissance, sans compter que la quête de sens y est aisément déroutée. Les défis qui nous attendent sont imposants. Détourner le regard n’y change rien ; il importe au contraire de nous rappeler que nous sommes aussi les acteurs de ce monde.
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