Point de vue: le discours américain et le poids des mots

Dans un laboratoire de psychologie, dans une petite pièce située au bout d’un long corridor, lesparticipants à une étude sont invités à s’asseoir à une table et à réorganiser des séries de cinq mots présentés dans le désordre. Le but est d’en faire des phrases cohérentes contenant quatre mots, et ce, le plus rapidement possible. Par exemple, avec les mots « souliers, donne, remplace, vieux, les », une participante pourrait écrire « remplace les vieux souliers ».
Une fois l’exercice terminé, au bout de quelques minutes, les participants sont invités à quitter la pièce en traversant le même corridor. Et c’est là que l’expérience a lieu, parce que l’exercice d’écriture n’était qu’un prétexte : ce qui intéresse véritablement les chercheurs, c’est la vitesse à laquelle les participants traversent le corridor à la fin de l’exercice, comparativement à leur vitesse en y entrant. Parmi les mots éparpillés dans les séries en désordre se trouvent des termes comme « lent », « fatigue », « bingo », « Floride », etc., tous des mots associés à la vieillesse. Et les chercheurs constatent, non sans un certain étonnement, que les participants traversent le corridor significativement plus lentement à la fin de l’exercice qu’au début !
Cette expérience a été répétée des centaines de fois dans toutes sortes de conditions et les résultats sont toujours semblables. On a même donné un nom à ce phénomène : l’effet d’amorce (« priming effect », en anglais). L’effet d’amorce utilise un stimulus pour influencer le traitement ultérieur d’un autre stimulus, qui constitue la cible. Dans le cas des mots associés à la vieillesse, les participants exposés à des termes comme « vieux » ou « gris » (les stimuli) se sont mis à songer de manière inconsciente à cette phase de la vie et cela a influencé leur comportement ultérieur (la cible), jusqu’à les faire marcher plus lentement, comme des personnes âgées !
Dans une autre expérience, les chercheurs ont utilisé le même exercice d’écriture, mais cette fois avec des mots stimuli comme « respect », « politesse », « patient » pour une moitié des participants à l’étude, et d’autres mots comme « agressif », « déranger », « rude » pour l’autre moitié. Une fois l’exercice d’écriture terminé, les participants étaient invités à se rendre au bureau du chercheur principal pour recevoir d’autres instructions. Mais au moment de se présenter au bureau, les participants trouvaient le chercheur en grande conversation avec un assistant. La conversation était une mise en scène, bien sûr, le but de l’expérience étant de mesurer pendant combien de temps les participants attendraient à la porte du bureau avant d’interrompre la conversation. Comme on s’y attendait, les participants du groupe « poli » ont attendu beaucoup plus longtemps que ceux du groupe « agressif », qui n’ont pas hésité longtemps à interrompre l’entretien.
Sous influence
Les mots dans lesquels nous baignons au quotidien nous influencent davantage qu’on ne le croit, et d’une manière parfois dangereusement insidieuse, parce qu’inconsciente. Ils peuvent assombrir notre humeur, altérer nos comportements, réduire la vitesse à laquelle nous marchons ou même modifier la façon dont nous interagissons avec les autres autour de nous !
Mercredi dernier, jour de l’assermentation du nouveau président étasunien, le contraste entre les mots utilisés par Joe Biden dans son discours et ceux de son prédécesseur, Donald Trump, qui a abreuvé la planète de tweets incendiaires pendant quatre ans, était absolument frappant. D’un côté, des mots d’espoirs, de réconciliation, de vérité et d’union ; de l’autre, des insultes, des appels au combat et à la violence, avec les résultats tragiques que l’on sait : le Capitole pris d’assaut le 6 janvier dernier par une horde de partisans de l’ancien président. D’ailleurs, qui n’a pas remarqué que le climat général des discussions publiques est soudainement devenu beaucoup moins lourd après que Twitter a coupé les ponts avec Trump ? Ce n’est pas une simple coïncidence…
L’anonymat des réseaux sociaux a libéré une parole d’une très grande violence et celles et ceux qui s’y abreuvent au quotidien subissent, sans s’en rendre compte, un barrage de négativité qui ne peut qu’influencer leur façon de voir le monde. Et cette parole délétère est maintenant reprise par des populistes et des démagogues pour qui elle devient une arme pour diviser, objectifier l’autre et en faire un ennemi à abattre. C’est la même recette qui se répète encore une fois, comme lors de tant d’autres épisodes dramatiques qui ont jalonné l’histoire de l’humanité.
Mais nous savons aujourd’hui de quelle manière le mécanisme fonctionne, nous connaissons les garde-fous, les défenses et les remèdes. Pour retrouver un discours public plus sensé, plus respectueux et plus constructif, il faut simplement avoir le courage et la lucidité de les mettre en place !