Une consultation publique s’impose sur le triage des malades

La question du triage des malades pour l’accès aux soins intensifs et aux chirurgies médicalement requises est maintenant bien concrète.
Qui pourra être opéré ou qui pourra bénéficier des soins intensifs entre deux malades pour qui la situation est également urgente ? Des protocoles prévoient les critères qui seront dorénavant utilisés au sein du réseau de la santé.
Sans remettre en cause la nécessité éventuelle de faire des choix, nous nous questionnons quant à la légitimité de ces critères.
Ces protocoles sont conçus pour normaliser la prise de décisions de triage en contexte de choix déchirants à faire. Notamment, les personnes qui ont le plus de chances de se rétablir rapidement seront privilégiées. En cas d’égale urgence, il ne s’agira plus de traiter en priorité la personne la plus malade, mais bien celle qui est en meilleure santé.
Il s’agit ici d’un renversement majeur de l’approche universelle et égalitariste prévalant dans notre système de santé, puisqu’on choisit de maximiser l’utilisation des ressources au détriment des droits individuels. Le droit individuel de recevoir des soins médicalement requis s’amenuise au profit du « bien commun ».
Quelles en seront les conséquences ? Elles seront multiples. Nous en retenons deux :
1. La discrimination des personnes en situation de vulnérabilité. Bien qu’il soit mentionné que les protocoles ne devront pas avoir une application discriminatoire, ce sera le cas. Dans les faits, les personnes exclues (parce qu’il sera déterminé qu’elles pourront se rétablir moins rapidement que les autres) seront, en grande majorité, des personnes en situation de vulnérabilité en raison de leur âge, de leur handicap, d’une maladie chronique, d’un manque de soutien à domicile ou de moyens financiers. À cet égard, rappelons que le fait qu’une norme soit fondée sur des critères scientifiques ne la rend pas non discriminatoire.
2. Il est prévu qu’une offre de soins « alternative » sera proposée à ces patients exclus. Toutefois, il est clairement prévu qu’ils ne pourront recevoir que les soins les plus appropriés à leur état, possibles dans le contexte. Cela n’a rien de rassurant. L’expérience des derniers mois nous démontre que bien des patients et des familles ont souffert des carences du système et n’ont pas bénéficié de l’accompagnement ou de la dignité auxquels ils auraient dû avoir droit. La situation se détériore de jour en jour. Le manque de ressources humaines fait craindre le pire.
Quel débat public ?
La question du triage des malades est plus qu’une simple politique d’organisation des soins. Elle est au cœur des valeurs à la base de notre système universel de soins de santé et soulève des questions de droit constitutionnel et éthiques, en plus de celles qui sont reliées aux aspects de la responsabilité civile, criminelle et déontologique de nos établissements de soins et de nos soignants. De par leur nature et leur portée, les protocoles justifient donc un examen rigoureux et respectueux de nos valeurs démocratiques.
Or, ils ont été élaborés en quelques jours dans un contexte d’urgence, sans qu’une véritable consultation publique ait eu lieu.
Nous croyons qu’une discussion publique sur ce sujet, en parallèle de la crise, impliquant nos élus, des experts provenant de milieux diversifiés et des représentants des citoyens, est impérative et essentielle à la sauvegarde d’une approche humaniste de notre système de santé.
Plusieurs questions devraient être soulevées lors d’une telle consultation, dont les suivantes.
1. Quelles mesures peut-on mettre en place en amont pour mitiger la situation (tests rapides, répartition des patients dans le territoire, repérage intensif des cas, ressources dans le privé, mesures dissuasives…) ? Le fait-on ?
2. Que font les autres provinces canadiennes, les autres pays ? Quels critères de triage y sont utilisés et comment peuvent-ils se comparer aux critères retenus au Québec ?
3. A-t-on obtenu des avis juridiques au sujet de la légitimité des critères retenus à la lumière d’une atteinte aux droits fondamentaux ? Que disent-ils ?
4. Étant donné que les décisions de ne pas offrir, ou de retirer, un traitement seront prises par un comité, sans le consentement du patient, quelles informations prévoit-on transmettre aux citoyens et, surtout, aux malades qui seront affectés par la mise en œuvre de ces protocoles ?
5. Quels sont les avantages du triage des personnes malades par rapport à un délestage par secteur d’activité ?
Le paradoxe est frappant : l’objectif actuel des mesures de confinement est de protéger et de soigner les plus vulnérables ; pourtant, les conséquences de l’application de ces protocoles seront d’exclure majoritairement ces mêmes personnes qui, en raison de leur vulnérabilité, auront moins de chances que d’autres de se rétablir rapidement.
De plus, le risque de laisser de côté les personnes les plus faibles et, surtout, de leur associer une valeur moindre, est bien réel. Les préjugés sociaux sont tenaces et la discrimination structurelle est insidieuse. La protection des plus vulnérables ne va jamais de soi, et c’est bien pour cette raison que nos démocraties ont ancré le principe d’égale valeur des êtres humains dans des documents fondateurs comme les chartes des droits et libertés.
Il n’est pas trop tard pour éviter les pires injustices et, surtout, l’érosion du principe d’accès universel aux soins de santé.