Il va sans dire que la situation exceptionnelle de la COVID-19 appelle à des mesures tout aussi exceptionnelles. Étant des avocats, des juristes et des étudiants en droit travaillant ou ayant travaillé avec des personnes en situation d’itinérance à travers notre implication avec la Clinique juridique itinérante, nous croyons cependant que l’approche préconisée par le gouvernement du Québec d’appliquer aux personnes en situation d’itinérance le couvre-feu de 20 h à 5 h est irréaliste et aggravera une problématique de criminalisation déjà inacceptable pour des personnes parmi les plus vulnérables de notre société.
En point de presse jeudi, la ministre de la Sécurité publique a précisé que les policiers devraient faire appel à leur jugement et à leur expérience avec les personnes itinérantes dans l’application du couvre-feu. Depuis plusieurs années, les recherches scientifiques démontrent que le traitement de la communauté itinérante par les corps policiers est discriminatoire (voir Eid, Bellot, Sylvestre). Particulièrement à Montréal, les personnes en situation d’itinérance reçoivent des constats d’infraction à outrance, ce qui cause leur surcriminalisation. L’objectif de la ministre Guilbault « d’aider ces personnes, plutôt que de les inonder de constats d’infraction » est louable, mais le moyen envisagé est utopique. Dans les faits, des personnes en situation d’itinérance recevront des constats sous prétexte d’un manque de collaboration causé en grande partie par des problématiques de santé mentale ou de consommation.
Ce dont les personnes en situation d’itinérance ont besoin durant cette pandémie n’est certainement pas de recevoir de nouvelles contraventions (minimalement de 1000 $) pour ne pas avoir respecté le couvre-feu. Elles ont plutôt besoin d’être accueillies inconditionnellement et hébergées en toute sécurité. Faut-il rappeler que trois refuges montréalais sont déjà aux prises avec des éclosions de COVID-19 !
Le couvre-feu imposé par le gouvernement du Québec a été pensé pour ceux ayant un domicile. Or, il n’est pas réaliste de demander à toute personne en situation d’itinérance de se trouver dans un refuge entre 20 h et 5 h. Sans parler du risque que les places dans les refuges ne suffisent pas, comme l’ont déjà martelé ces derniers jours de nombreux organismes, il est également crucial de savoir que la consommation de drogue et d’alcool est — sauf exception — interdite dans les refuges. Or, de nombreuses personnes en situation d’itinérance souffrent de problèmes de consommation grave ; dans les faits, il est simplement impossible de leur imposer un tel sevrage.
Des exceptions au couvre-feu sont déjà prévues à l’égard de certaines situations particulières. Nous invitons le gouvernement à faire preuve d’autant de flexibilité pour les personnes en situation d’itinérance : qu’elles soient exemptées de son application. Une telle exception, limitée dans sa portée et accompagnée des mesures d’urgence en hébergement nécessaires, ne porterait pas atteinte aux efforts de la société civile dans la lutte contre le virus et serait sensible à la réalité et aux droits des personnes en situation d’itinérance.
L’application du couvre-feu et de ses mesures pénales aux personnes en situation d’itinérance reviendrait à créer un effet incomparable dans le reste de la population : elle criminaliserait une personne pour la seule raison qu’elle vit dans la rue.
La lettre est signée par 82 avocats, juristes et étudiants en droit :