L’acquittement ne veut pas dire que le juge ne croit pas la victime

Pendant des années, les victimes d’agression sexuelle n’osaient pas dire qu’elles avaient subi une agression : ce temps est révolu, heureusement.
Dernièrement, il y a eu le mouvement #MoiAussi qui invitait les femmes à parler. Au début, j’ai perçu ce mouvement comme demandant aux femmes d’intenter des actions en justice contre la personne qui les avait agressées. J’ai applaudi à ce mouvement, cette démarche que plusieurs femmes continuent de suivre.
Ensuite, il y a eu le « Je te crois », qui m’a consternée. Dire « Je te crois » à une personne que je ne connais pas du tout, cela, c’était trop fort de café pour moi. Nous savons tous que certaines personnes (hommes ou femmes) mentent et, à moins de très bien connaître une personne, il est impossible de discerner si celle-ci est intègre, si elle dit la vérité. Avec ce « Je te crois », il y eut aussi une invitation faite aux femmes, qui auraient été victimes d’agression sexuelle, de dénoncer leur agresseur sur la place publique.
Avec cette invitation, on a assisté aux déclarations de femmes qui affirmaient avoir été agressées et qui donnaient le nom de la personne qu’elles accusaient. Dans certains cas, par les détails que les femmes donnaient, il était possible de se rendre compte qu’il n’y avait pas eu d’agression, ce qui n’a pas empêché une grande partie de la population de conclure qu’il y avait eu agression dans leur cas.
Le tribunal de nos cours de justice a des normes, mais le tribunal de la place publique n’en a pas : on peut arriver à convaincre la population qu’une personne est un criminel même si ce n’est pas le cas. Un rappel du Moyen Âge, époque où les sorcières étaient brûlées sur la place publique.
La présomption d’innocence et la preuve hors de tout doute raisonnable sont très importantes en droit criminel, car elles visent à éviter qu’une personne innocente soit condamnée pour un crime qu’elle n’a pas commis. Envoyer une personne en prison, ce n’est pas banal.
Doute raisonnable
Pour le public, il est difficile de comprendre le mécanisme de la preuve hors de tout doute raisonnable. Je prends des raccourcis pour expliquer la démarche en cour criminelle. Le juge doit avoir la conviction qu’un accusé a commis un crime pour conclure à sa culpabilité.
Comment le juge obtient-il, ou pas, cette conviction ? Par l’analyse des témoignages présentés. Comme on l’a souvent répété, un acquittement ne signifie pas que le juge ne croit pas une victime ; le juge qui ajoute foi aux faits décrits par une victime doit analyser si ces faits démontrent qu’il a y eu crime.
Il analyse également les autres témoignages, s’il en est. Comme l’accusé n’est pas obligé de témoigner, il arrive que le seul témoignage apporté soit celui de la victime. Après analyse des témoignages, le juge détermine si ceux-ci l’ont convaincu de la commission d’un crime par l’accusé et, s’il a cette conviction, il le condamne. S’il a un doute raisonnable qu’il a commis un crime, il l’acquitte.
Actuellement, des personnes remettent en question la norme de preuve hors de tout doute raisonnable. Dans le rapport du Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, on retrouve 190 recommandations pour améliorer l’accompagnement de ces victimes : un meilleur accompagnement est à souhaiter et il viendra.
On n’y trouve aucune recommandation quant à la preuve hors de tout doute raisonnable, ce qui est normal puisque l’agression sexuelle est une infraction criminelle. Je fais remarquer qu’une victime qui ne tient pas à ce que la personne qui l’a agressée soit passible d’une peine de prison peut intenter une poursuite au civil pour dommages. Dans le cadre d’une poursuite civile, la prépondérance de la preuve s’applique, un degré de preuve qui est moins grand que la preuve hors de tout doute raisonnable.
Affaire Rozon
Plusieurs personnes parlent actuellement du jugement de la juge Mélanie Hébert dans l’affaire Rozon, de toute évidence sans l’avoir lu. Je ne compte plus le nombre de personnes qui, depuis le 15 décembre, ont dit que le témoignage de Mme Charette avait été rejeté. Or, ce n’est pas le cas : la juge Hébert a retenu entièrement son témoignage, qui a ses forces et ses faiblesses.
Mme Charette dit la vérité, est crédible, mais il y a des trous dans ses souvenirs, ce qui affecte la fiabilité de son témoignage. Un juge doit prendre les témoignages tels qu’ils sont : il ne comble pas leurs trous, leurs faiblesses. Le témoignage de Mme Charette soulève un doute raisonnable : en d’autres termes, en le retenant entièrement, il ne permet pas de conclure avec certitude qu’un crime a été commis.
Je précise que la fiabilité d’un témoignage n’a rien à voir avec la crédibilité : 40 ans après les faits, il est normal d’avoir des trous de mémoire. Sur le doute raisonnable, la juge a conclu qu’il découlait « à la fois des qualités intrinsèques du témoignage donné par M. Rozon et des faiblesses précédemment identifiées quant à la fiabilité du témoignage de AB ».
Vous avez tous et toutes la possibilité de lire le jugement et je vous invite à le faire : si vous voulez connaître seulement la teneur des témoignages, lisez le document à partir de la page 15. Faites-le en oubliant vos préjugés, si vous en avez. Il est bien possible que, sans utiliser le mécanisme de la preuve hors de tout doute raisonnable, vous arriviez à la même conclusion que la juge Hébert.