Le concert classique réinventé

Posons déjà que l’expérience du concert virtuel ne pourra jamais être complètement comparable à celle du concert en salle ni, donc, la remplacer. La présence physique demeurera toujours l’élément central du triangle sacré artiste-spectateur-théâtre ; condition de toute représentation artistique complète. Cette relation, seule, est à même de créer, par l’interpénétration des sens qu’elle induit, ce « supplément d’âme », cette « eucharistie » à laquelle le spectacle vivant nous convie.
Acceptons, par ailleurs, que nous vivons en ce moment une situation d’exception, un temps pandémique brutal. Une fois tous les 100 ans, dit-on. Or, depuis près de sept mois, c’est un milieu artistique entier, le nôtre, un parmi tant d’autres à l’échelle planétaire, qui se voit contraint de jongler avec la fermeture complète de ses lieux de diffusion, puis leur réouverture partielle, sous hautes conditions, en distanciation, et, de nouveau, leur bouclage complet.
Quand reviendront les premiers accords symphoniques ou de chambre pour corps rassemblés dans la chaleur acoustique d’une même scène, d’une même salle ? Jamais le Québec des arts vivants, et donc celui de la musique classique, n’aura été plongé au cœur d’un tel casse-tête. Plusieurs indicateurs nous laissent à penser que la situation actuelle devrait perdurer encore 12 à 18 mois, selon les scénarios d’optimistes modérés.
Réagissons. Et si, comme le dit l’adage « à quelque chose malheur est bon », l’actuelle conjoncture pouvait être envisagée sous l’angle de l’occasion ? Et si cette contrainte covidienne qui se prolonge nous servait à finaliser le développement en cours d’un nouveau modèle d’affaires complémentaire au concert vivant par l’entremise d’une plateforme numérique intégrée, un outil de monétisation équitable et durable des contenus, une solution communautaire pour le milieu de la musique classique du Québec en temps de restrictions sanitaires mais pensée bien au-delà ?
« Il faut vous réinventer. » Confinement et distanciation obligent ! Plusieurs se sont déjà mis à la tâche, des initiatives d’intérêt voient le jour ; face à l’urgence, les résultats visés étaient et demeurent variés. Ceci entraînant cela, les voies technologiques ont été propulsées au cœur d’un maelstrom créatif devant répondre aux besoins spécifiques de la diffusion sur le Web de la musique classique dans des formats procurant une expérience de plus en plus « humanisée ». Ainsi, tous les développements, allant de l’augmentation des débits Internet en route vers la 5G à des expériences immersives en 360°, des lieux virtuels d’échanges, des outils de captation audio et vidéo, des formats numériques, des systèmes d’exploitation et des navigateurs, poursuivent un même but : amenuiser la frontière qui sépare l’expérience du concert vivant de celle du virtuel. Au cœur de cette bataille, un critère obligé : le partage en haute-fidélité de l’expérience sonore.
Oui, la webdiffusion du concert symphonique en continu est pour demain matin, tandis que celle en léger différé ou en rediffusion est déjà à portée de main. Que ces innovations soient enchâssées dans une plateforme générique et couplées à une politique de monétisation résolument et enfin à l’avantage des créateurs et des dépositaires de contenus, et naîtrait alors un outil de développement économique, une plateforme fédératrice au service du milieu. Heureuse coïncidence, elle bénéficierait de la tendance lourde, et en croissance à l’échelle mondiale, de la consommation des contenus culturels en formats numériques.
Quatre piliers
Tout bien pensée qu’elle puisse être, il serait souhaitable que le développement de cette expérience québécoise pour le concert numérique repose sur les quatre piliers principaux que voici :
Forme juridique et son conseil. Elle devrait être régie et gouvernée par un OBNL d’économie sociale autonome et indépendant avec un conseil d’administration composé de personnes reconnues et respectées du milieu tout en incorporant une représentativité régionale.
Soutien public. Le développement et la mise à jour de la plateforme devraient être soutenus par un financement pérenne issu de programmes normés. La forme juridique serait un avantage à cet égard. Le soutien public devrait aussi se décliner jusqu’à l’aide à la création des contenus pour les organismes et artistes dépositaires.
Monétisation et partage des revenus. Les revenus de visionnement des contenus seraient générés et perçus par l’entremise de diverses formules d’abonnement ou de tarifications à la pièce inspirées des standards actuels du marché. Ces revenus seraient enfin reversés dans une importante proportion aux créateurs ; 70 % seraient un minimum, 80 % un objectif à moyen terme. Les 20 à 30 % restants, couplés au soutien public, aux frais annuels d’adhésion des membres de l’organisme, aux revenus publicitaires, au mécénat et à la commandite, serviraient à l’administration, à la mise à jour et au développement de la plateforme.
Réforme syndicale. Chantier obligé, celui de la création de balises syndicales homogènes visant l’encadrement du numérique en adéquation avec les nouvelles réalités de la webdiffusion et de leur potentiel à générer des produits en tenant compte des frais : coût de production et de réalisation des contenus, bande passante, cachets des artistes, durée des ententes de diffusion. Un organisme d’économie sociale serait en excellente position pour établir le climat de confiance qui permettrait de négocier des règles cohérentes pour toutes les parties.
Ces réflexions personnelles ont émané d’un projet inspirant en cours et dont je fais partie, leconcertbleu.com. Cette plateforme serait consacrée prioritairement aux artistes et aux organismes québécois du domaine de la musique classique. Ces derniers pourraient y déposer leur contenu et le monétiser avantageusement grâce à une stratégie marchande innovante. Oui, « un malheur procure parfois quelque avantage imprévu ».