Retour à l’anormal

«Les expressions pandémie, COVID-19 et crise ont saturé les consciences, le plus souvent quant à des bilans statistiques accablants et à l’annonce de directives», écrit l'auteur.
Photo: Ryan Remiorz La Presse canadienne «Les expressions pandémie, COVID-19 et crise ont saturé les consciences, le plus souvent quant à des bilans statistiques accablants et à l’annonce de directives», écrit l'auteur.

La pire chose qui pouvait arriver au moment où les pouvoirs publics ont déclaré la crise sanitaire, c’était que dans les esprits rien ne changeât. Et rien fondamentalement ne changea. Les crédules restèrent bêtement obéissants, les je-m’en-foutistes indifférents, les atrabilaires haineux, les cupides comptables, les hypocondriaques autoréférentiels tandis que les paranoïaques furent certains de leurs coupables et les bien-pensants de leurs victimes. Tout au plus aperçoit-on maintenant à grands traits, et par un tour parfois intensifié, les caractéristiques de notre temps. Cela vaut pour le traitement de l’information, le productivisme marchand, la technocratie scientifique, les inégalités sociales ou le contrôle des populations.

Les grands médias ont largement contribué à figer la situation historique que nous traversons en l’enfermant dans l’expectative exclusive d’un « retour à la normale », et ce, par deux approches. Ils ont d’abord hypostasié la crise au point d’en faire le seul élément d’information valable. Cela a eu pour conséquence de l’ériger non pas en simple épisode d’une série d’événements qu’il aurait été tout indiqué de contextualiser et de mettre en perspective, mais en un événement significatif en lui-même, tenant de la malédiction et de la fatalité.

Les expressions pandémie, COVID-19 et crise ont saturé les consciences, le plus souvent quant à des bilans statistiques accablants et à l’annonce de directives, ou encore en lien avec ce qu’on appelle l’« économie », soit l’impact du phénomène épidémiologique sur les opérations du monde financier, professionnel et marchand.

Cette approche médiatique produit encore des conséquences néfastes. D’abord, elle occulte toute réflexion sur les causes profondes de cette situation (tourisme de masse, interconnexion des différentes populations mondiales provoquée par la délocalisation des dispositifs de production là où le travail est bon marché ainsi que pour la monoculture dans l’industrie agroalimentaire…) et elle fait l’impasse sur le lien entre cette crise et d’autres (réchauffement climatique, pollution atmosphérique, contamination des eaux, exploitation intensive des richesses naturelles, surproduction de déchets, fonte des glaciers, avancée des déserts, disparition des forêts, ouragans, raz-de-marée, certains tsunamis et tremblements de terre, canicules, migrations d’espèces dangereuses, incendies de forêt et extinction massive des espèces) qui ont les mêmes causes, soit l’intensification de la croissance voulue par les agents de la mondialisation financière.

Des Idées en revue

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue L’Inconvénient, automne 2020, no 82.

De plus, en présentant les autorités politiques comme étant globalement sensibles à la santé publique et au bien commun, sauf en ce qui concerne des cas particuliers comme ceux des États-Unis et du Brésil par exemple, elle occulte des questions de fond, à savoir pourquoi survient cette soudaine conversion de la part des États capitalistes à des enjeux de société et de santé publique, alors que les mêmes pouvoirs sont indifférents à la mort lente que provoquent la malbouffe, la pollution atmosphérique, la détresse au travail. Si, à la marge seulement, des intellectuels ont pu se prononcer sur ces questions, les médias se sont essentiellement ralliés au rôle d’organes d’information comme ils le deviennent en temps de guerre, en diffusant des mots d’ordre. […]

Dans les grands forums publics, la seule dialectique possible oppose, d’une part, la « crise » faite de statistiques épidémiologiques et économétriques ainsi que d’anecdotes souvent fournies par des célébrités et, d’autre part, le mantra du « Ça va bien aller » en vue du retour à la normale.

Dans ce cas, la normale sera le retour à tout ce qui a provoqué la crise ainsi que les autres de la série dans laquelle elle s’inscrit : le tourisme de masse, la production pertinente au vu de strictes catégories comptables, la destruction effrénée des écosystèmes, la production à tout prix de n’importe quoi qui s’achète et se vend. Jamais dans l’histoire n’a-t-on été aussi destructeur.

Des angoisses

 

Jamais n’a-t-on été aussi peu guidé par des institutions de la conscience qui nous permettent de penser quelque peu sereinement des phénomènes comme la mort, le renoncement, la privation, la retenue, la modestie. Ne plus pouvoir jouir de tout tous azimuts provoque des angoisses pires encore que la perspective d’une économie culturelle et psychique structurant le désir.

Parce que rien ne change fondamentalement, tout s’aggrave, car rester les mêmes et revenir au même ne signifient pas l’immobilisme ni le statu quo. Le capitalisme marchand et son idéologie délétère promeuvent toujours la croissance et, conséquemment, progressent tout le temps. Continuellement, ils s’accentuent et aggravent leurs méfaits. En revenant à la normale, on participe donc à cette évolution radicale. […]

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