Remettre en question le dépistage précoce des troubles d’apprentissage

«Le besoin d’individus capables de s’adapter rapidement à des environnements changeants, donc marqués par de constants ajustements cognitifs consentis, exige des conditions d’un dressage bienveillant dès l’enfance», écrivent les auteurs.
Photo: iStock «Le besoin d’individus capables de s’adapter rapidement à des environnements changeants, donc marqués par de constants ajustements cognitifs consentis, exige des conditions d’un dressage bienveillant dès l’enfance», écrivent les auteurs.

À la suite de l’annonce enthousiaste du nouveau programme pour le préscolaire, dans Le Devoir du 20 octobre, on a pu lire une lettre au ministre de l’Éducation signée par 60 personnes, spécialistes universitaires ou de terrain de la petite enfance. Elle était fort critique de ce programme, entre autres de la conception de la prévention qu’il véhicule.

Pour comprendre les divergences d’appréciation de ce programme et qu’il y ait vraiment un débat, il faut mettre en lumière les fondements théoriques, idéologiques et politiques qui l’orientent ainsi que certains programmes gouvernementaux visant la prévention précoce des troubles d’apprentissage et de développement chez les enfants tant dans le champ de l’éducation que dans celui des services sociaux.

Une norme universelle

 

Depuis une vingtaine d’années, sous-jacente à ces programmes, il y a une entreprise d’imposition d’une norme comportementale universelle du développement des enfants. Nommons en premier lieu le cadre de référence de l’Instrument de mesure du développement de la petite enfance (Janus et Offord, 2007), questionnaire à la source de la collecte des données de l’Enquête québécoise sur le développement des enfants à la maternelle (EQDEM). Testé en 2008 à Montréal, cet outil de dépistage a constitué la base des enquêtes nationales de 2012 et de 2017.

Depuis, les résultats de celles-ci servent de référence pour diagnostiquer l’état de « vulnérabilité » des enfants au regard de leur entrée au premier cycle du primaire dans le but d’orienter l’intervention des acteurs pour « favoriser leur réussite scolaire », car « le quart des enfants des maternelles du Québec sont en difficulté », selon cette source.

Cette statistique nationale sert à légitimer la mise en place de pratiques préventives, dont l’implantation de maternelles 4 ans, et du nouveau programme d’éducation préscolaire. Elle n’est pas non plus étrangère à l’augmentation de la demande de diagnostics de la part du milieu scolaire et des parents et à l’augmentation des psychostimulants, comme le Ritalin.

De façon complémentaire et dans la même perspective, toute une série de programmes, tels que Brindami, Carolina Abecedarian, Pratiques parentales positives (Triple P), Fluppy, le Dominique interactif, etc., sont diversement intégrés aux services de garde et dans les écoles pour prévenir de façon précoce les troubles de comportement et d’apprentissage des enfants.

Selon ces experts, à 4 ou 5 ans, il y a une façon d’être normal, pas deux !

Au-delà des bonnes intentions déclarées et des visées socialement acceptables, comme celle de la réduction des iniquités sociales, un exercice réflexif critique est nécessaire étant donné que l’autorité de ces « experts » rend presque caducs les débats démocratiques sur ces enjeux, présentant ces programmes comme des vérités scientifiques.

Ces experts imposent leur conception du développement et de la prévention à l’aide des neurosciences, de l’écologie du comportement ou de l’éthologie.

En outre est systématiquement ignoré tout ce qui relève des significations inhérentes aux contextes socioculturels, de la symbolique, des histoires de vie, de la transmission des dimensions invisibles des liens sociaux, de la construction identitaire ou encore des aspects relationnels inconscients et communicationnels.

 

Valorisés et promus par l’État et des fondations privées, ces experts scientifiques agissent comme des chercheurs-entrepreneurs qui vendent leurs produits et programmes sur le marché des « données probantes » et des bonnes pratiques.

Et, l’alliance entre les acteurs politiques, les experts scientistes et les intérêts économiques sous-jacents à ces politiques vise l’optimisation des compétences des futurs consommateurs travailleurs, dans un contexte néolibéral de concurrence internationale inscrit dans un libre marché de moins en moins régulé démocratiquement.

Le besoin d’individus capables de s’adapter rapidement à des environnements changeants, donc marqués par de constants ajustements cognitifs consentis, exige des conditions d’un dressage bienveillant dès l’enfance.

Une autre perspective possible

 

Il s’agit de passer de la prévention « prédictive » à la prévention « prévenante » où l’on cherche moins à empêcher quelque chose d’indésirable qu’à créer des contextes de socialisation respectueux des histoires et des modes de vie des familles, ouvertes aux effets de rencontre et de surprise qui laissent place au débordement et à l’imprévu.

On parle donc moins de risques à prévenir que de potentiel de socialisation à faire émerger, à soutenir, et non à optimiser. La prévention prévenante ne reste pas focalisée sur les comportements observables, mais instaure des relations intersubjectives, où chaque enfant peut entrer en contact avec la société à la mesure de ses dispositions.

Donc, miser sur le développement d’approches socioculturelles et éducatives qui mettent l’accent sur l’expérimentation, l’implication, la réflexivité critique et la solidarité sociale et visent à créer des situations nouvelles, susceptibles d’affaiblir la force des déterminismes socioculturels et économiques de départ ou d’en sortir.

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