La traduction aurait pu faire du Québec un pays

«L’indépendantisme catalan a connu une croissance vertigineuse au cours des quinze dernières années, passant d’une option obtenant 15% d’appui à près de 50%», écrit l'auteur.
Photo: Lluis Gene Agence France-Presse «L’indépendantisme catalan a connu une croissance vertigineuse au cours des quinze dernières années, passant d’une option obtenant 15% d’appui à près de 50%», écrit l'auteur.

L’indépendantisme catalan a connu une croissance vertigineuse au cours des quinze dernières années, passant d’une option obtenant 15 % d’appui à près de 50 %. Parmi la population de langue maternelle non catalane, c’est-à-dire les hispanophones et les allophones, l’appui à l’indépendance se situerait à 26 %. Cela peut sembler faible, mais ce pourcentage est de trois à cinq fois supérieur au taux d’appui à l’indépendance chez les non-francophones du Québec, qui se situerait sous la barre des 10 %, voire des 5 %.

Comment les indépendantistes catalans peuvent-ils obtenir de tels résultats chez les non catalanophones ? Les facteurs sont multiples, mais nous avons une piste de réponse : ils traduisent. Et ils ne traduisent pas en deux ou trois langues. Dans le corpus de documents indépendantistes que nous avons étudié, nous avons relevé 38 langues, dont les principales langues de l’immigration en Catalogne. Ce constat fait état d’un souci, de la part des organisations indépendantistes, de communiquer avec les gens dans leur langue maternelle.

Est-ce que le quart des non catalanophones catalans sont en faveur de l’indépendance parce qu’on s’adresse à eux dans leur langue ? De toute évidence, ce n’est pas si simple. Cependant, il est reconnu que, lorsqu’on s’adresse à un public dans sa langue, la réception est bien meilleure. Cela a été démontré à maintes reprises. En 2011, par exemple, un rapport de la Commission européenne sur les préférences linguistiques en matière de navigation en ligne a indiqué que 90 % des gens utilisent toujours la version d’un site dans leur propre langue lorsque celle-ci est offerte. De même, deux rapports de Common Sense Advisory (2006 et 2014) sur les préférences linguistiques pour les achats en ligne ont démontré qu’une offre de produits et services dans la langue du consommateur influe sur son comportement : au moment d’acheter des produits, la grande majorité des gens, environ les trois quarts, préfèrent le faire à partir de sites où l’on offre de l’information dans leur langue. Qui plus est, même si un site est offert dans une langue qu’ils maîtrisent — comme l’anglais lingua franca —, les consommateurs ont tendance à y passer moins de temps, et à y consommer moins, que si ce site était offert dans leur langue maternelle. Toutes les études sur les habitudes de consommations des hispanophones aux États-Unis vont dans le sens des rapports cités.

En somme, plusieurs études démontrent que plus on offre de contenu dans la langue d’une personne, plus il y a de chances que cette personne adhère au produit proposé. Évidemment, les choix politiques des individus ne se font pas comme des choix de consommation. Toutefois, les partis politiques tentent bel et bien de « vendre » des idées et des projets ; dans le cas des organisations indépendantistes québécoises, le projet à vendre est celui de l’indépendance nationale. Et la langue de vente est le français, seulement le français, notre lingua franca et langue officielle. Un tour d’horizon des sites Web des principaux partis québécois et des organisations indépendantistes québécoises le montre également.

Cependant, nous l’avons vu, l’utilisation d’une lingua franca seule n’est pas la stratégie de vente optimale. D’une part, elle n’est — et ne sera — jamais comprise par tous, ne serait-ce qu’en raison des mouvements de population. D’autre part, même lorsqu’une personne maîtrise cette lingua franca, elle préfère toujours utiliser si possible la langue qui lui est la plus familière.

Le Québec est composé de gens de toutes origines qui parlent de nombreuses langues, et l’adoption de la langue française par les nouveaux Québécois non francophones se fait nécessairement graduellement, au fil des années et des générations. Et même lorsque les gens ont appris le français, comme nous l’avons démontré à la lumière de travaux dans divers domaines, ils préfèrent toujours avoir accès à de l’information dans leur propre langue. Il est peut-être temps, pour les organisations et partis indépendantistes du Québec, de traduire un peu, comme le font ceux de Catalogne. Rappelons qu’il y a 25 ans, un peu plus de votes pour le « Oui » chez les anglophones et les allophones auraient donné la victoire aux indépendantistes. Croyez-le ou non, mais la traduction aurait pu faire du Québec un pays.

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Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version adaptée d’un texte paru dans la revue Politique et Sociétés, octobre 2020, volume 39, no 3.



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