La loi doit voir plus loin que la violence physique

Le concept de contrôle coercitif, important dans le domaine de la violence entre partenaires intimes, témoigne du fait que la violence conjugale est ressentie de façon cumulative plutôt qu’épisodique. Les victimes vivent dans un environnement de contrôle maintenu notamment par l’isolement, les menaces, la surveillance, l’intimidation et le dénigrement.
Photo: iStock Le concept de contrôle coercitif, important dans le domaine de la violence entre partenaires intimes, témoigne du fait que la violence conjugale est ressentie de façon cumulative plutôt qu’épisodique. Les victimes vivent dans un environnement de contrôle maintenu notamment par l’isolement, les menaces, la surveillance, l’intimidation et le dénigrement.

Une histoire véridique rapportée par Cassandra Wiener va comme suit. Une femme se marie avec un homme qu’elle aime — jusque-là, tout va bien. Sauf qu’au cours de leur lune de miel, il l’attaque. Il l’étrangle, il l’étouffe, il va presque jusqu’à la tuer avec une serviette de bain. Pendant les six années qui suivent, jamais il n’use de la violence physique et, pourtant, à chaque conflit, chaque tension, il sort une serviette de bain, la place sur la table, et la voilà terrorisée. Il n’a pas besoin de lever la main sur elle, car aussitôt la serviette en vue, le message est passé : elle cède à ses demandes, ou sinon…

Si cette histoire était arrivée à un couple canadien, l’agression physique commise à l’étranger n’aurait pas pu faire l’objet d’un procès au Canada. Et quant au reste ? Quant au reste, observent les féministes, le droit ne s’en sort pas : il demeure incapable de voir outre la violence physique, d’adopter le point de vue de la victime, de comprendre le sens caché d’une serviette de bain apparemment inoffensive. Le droit, en somme, ne sait pas criminaliser le régime de terreur que des hommes infligent à leur conjointe.

Il n’existe pas, au Canada, de crime de violence conjugale. Un conjoint violent peut être reconnu coupable de voies de fait, d’agression sexuelle ou de harcèlement criminel, par exemple, mais ces crimes s’appliquent de la même façon à la violence entre inconnus. Or, récemment, un député du NPD a déposé devant la Chambre des communes un projet pour criminaliser la « conduite contrôlante ou coercitive ».

Le projet de loi C-247 propose d’ajouter au Code criminel le crime de « conduite contrôlante ou coercitive », une conduite qui a sur la victime un « effet important » raisonnablement prévisible. L’« effet important » est défini comme une crainte raisonnable et répétée de violence, un déclin de la santé physique ou mentale de la victime, ou un état de frayeur affectant les activités quotidiennes de la victime, telles que son travail ou ses activités sociales. Le projet de loi est visiblement inspiré du droit anglais qui, depuis 2015, prévoit un crime de comportement contrôlant ou coercitif dans une relation intime ou familiale.

Le concept de contrôle coercitif, important dans le domaine de la violence entre partenaires intimes, témoigne du fait que la violence conjugale est ressentie de façon cumulative plutôt qu’épisodique. Les victimes vivent dans un environnement de contrôle maintenu notamment par l’isolement, les menaces, la surveillance, l’intimidation et le dénigrement. La théorie du contrôle coercitif reproche au droit de se focaliser sur la violence physique et de demeurer insensible au contexte plus large de contrôle et de coercition. D’après les spécialistes, le contrôle coercitif — et non la violence physique — constitue le cœur de la violence conjugale, de sorte qu’ils reprochent au droit de légaliser l’essentiel de cette violence.

Il est évident que le droit doit évoluer pour refléter l’avancement des connaissances sur les violences patriarcales. Le modèle anglais est une façon de le faire. Même si certains éléments du projet peuvent surprendre — la peine maximale se limitant à cinq ans et l’exclusion des ex-partenaires intimes des relations visées —, le projet semble un pas dans la bonne direction.

Il est toujours difficile de prévoir comment une loi serait appliquée et interprétée par la police et les tribunaux. On peut se demander, cependant, si la peur causée par une serviette sur la table satisferait la condition que la frayeur de la victime soit « raisonnable » et « raisonnablement prévisible ». Si un homme use sciemment, et de façon répétée, d’une conduite contrôlante qui me fait craindre la violence, pourquoi cette crainte devrait-elle être raisonnable ? Les juristes féministes rappelleront que les critères de raisonnabilité ont historiquement servi à calquer la perspective des hommes, dite universelle, et à évacuer celle des femmes, notamment dans des cas de harcèlement sexuel et de violence conjugale.

Outre ce questionnement, il est à espérer que ce projet de loi poursuivra son chemin en consultation avec des expertes et des centres de femmes, et que, s’il est adopté, le Canada se donnera les moyens de l’appliquer comme il se doit. D’importants changements de culture seront de mise avant que le droit ne puisse réellement comprendre la violence conjugale autrement que comme des incidents isolés de violence physique… Mais bon, ce n’est pas là une raison de « jeter la serviette ».

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