L’impérieuse nécessité des sciences molles

La question de l’apport des sciences sociales, humaines ou du droit à la réflexion scientifique en temps de pandémie mérite d’être débattue, au sortir d’une ère de cinq mois dominée par des statistiques, des courbes et toutes les interprétations qu’elles permettent.
Obligatoire, volontaire, parfois, toujours : il suffit de constater la variété de réponses institutionnelles données au port du masque, par exemple, pour voir à quel point la donne politique et l’opinion publique infléchissent les solutions imaginées pour combattre la pandémie, alors même que l’on semblait croire que l’arbitrage aseptisé de l’OMS ou la rationalité des sciences « dures » éclipseraient à peu près toutes les marges de manœuvre de nos représentants en proposant plutôt un modèle mondial efficace et bien documenté.
Devant les hésitations de la science à offrir rapidement des certitudes, on a plutôt assisté à un spectre progressif d’actions parfois embrouillées, fruit d’un calibrage entre l’individuel et le collectif conditionné seulement pour partie par le volet scientifique. Si bien qu’au final, la création de deux mondes parallèles, l’univers CHSLD versus le reste, aura peut-être constitué la réponse « à la québécoise » à cette crise bien singulière.
Chemin faisant, les discussions ont surtout été alimentées par des manifestants amassés sur la colline Parlementaire en réaction ou en appui aux stratégies déployées par nos voisins du sud ou du côté de la Suède ; même si quelques intellectuels ont bien tenté d’affranchir le débat de son ancrage populiste pour tempérer, surtout, la portée d’affirmations approximatives.
À leur niveau, les grands organismes subventionnaires (le FQRSC, le CRSH) créaient à toute vitesse des enveloppes COVID à l’intention des chercheurs issus des sciences dures. Mais à la différence de la situation qui prévaut au sein d’une Union européenne depuis longtemps rompue à l’interdisciplinarité, on a longtemps attendu que les gouvernements nous donnent quelques outils pour aborder sérieusement des questions fondamentales de sciences molles : quelle place pour nos aînés au sein du système de soins de santé ? Comment mieux protéger les consommateurs et consommatrices devant les abus documentés de certains commerçants et prestataires de services ? Comment, dans l’incertitude, nous positionner face au traitement urgent et centralisé de données personnelles ? Malgré les points de presse fréquents de nos élus, les opinions se sont polarisées sur l’axe « pour » ou « contre », avec la police entre les deux. Voilà que, faute d’une réflexion inclusive et nourrie à ces sujets, l’atrophie des sciences molles a fait durcir le ton.
Il est vrai que le versant humain des choses a souvent minimisé, voire tordu, des informations scientifiques partielles afin d’éviter la débâcle économique totale, de prévenir une dépression collective ou de contrer des lacunes irrémédiables dans l’éducation de nos enfants. Autant d’objectifs louables qui se sont heurtés à l’idée très hygiénique — et impraticable — de maintenir le confinement le plus longtemps possible et d’imposer une série de mesures dont la mise en œuvre douteuse induit néanmoins le sentiment du devoir accompli.
C’est précisément parce que l’objet d’étude des sciences humaines, sociales et du droit consiste en l’analyse kaléidoscopique des phénomènes sociétaux qu’elles sont centrales en temps de pandémie. Dans des contextes similaires encore qu’extrêmes, on se rappellera que leur éjection de la place publique a entraîné des abus, du racisme, de la discrimination en tout genre : on en documente encore aujourd’hui les effets néfastes sur plusieurs générations. Elles seront molles, ces sciences, dans la mesure où les méthodologies qui les alimentent ne sont pas réductibles à la démarche scientifique proprement dite (elle-même faillible par ailleurs). Mais parce qu’elles sont gardiennes de la santé de notre tissu social, elles demeurent aussi essentielles que ces sciences qui président à la découverte des vaccins ou à la fabrication du Purell.