Indépendance ou justice sociale: pour en finir avec ce faux dilemme

«L’indépendance ne signifie pas transférer le pouvoir à un État québécois piloté par des gens d’affaires francophones, mais de mettre en place de nouvelles institutions au service de la souveraineté populaire», estime l'auteur.
Photo: Jacques Nadeau Archives Le Devoir «L’indépendance ne signifie pas transférer le pouvoir à un État québécois piloté par des gens d’affaires francophones, mais de mettre en place de nouvelles institutions au service de la souveraineté populaire», estime l'auteur.

Le débat public semble de plus en plus souvent prendre la forme d’une polarisation manichéenne et d’un dialogue de sourds entre deux camps hermétiques qui peinent à s’entendre, nous donnant l’impression qu’il faut choisir entre les deux et se mettre à invectiver l’autre camp.

D’un côté, des indépendantistes qui craignent la dissolution ou la perte de la langue, de la culture, de « l’identité » du Québec. De l’autre, des militants engagés dans des luttes « identitaires » contre le colonialisme et le racisme, sans qu’aucun dialogue ni recoupement semble possible entre ces deux positions. Or, je suis préoccupé à la fois par l’avenir de la culture québécoise et par la lutte contre les injustices de tout ordre ; il m’est donc impossible de choisir. C’est pourquoi je me demande si nous pouvons espérer quelque réconciliation entre défenseurs de l’indépendance et les militants pour la justice sociale et la décolonisation.

La véritable liberté

 

À la fin de sa vie, le sociologue Marcel Rioux désespérait de voir l’échec de la « jonction » entre la lutte contre le fédéralisme canadien et la lutte contre l’exploitation économique. Pour lui, aussi bien que pour les militants qui ont fait le mouvement indépendantiste des années 1960-1970, inspirés par la pensée de la décolonisation des Césaire, Memmi, Fanon et Berque (par exemple, dans Parti pris), la lutte contre le colonialisme canadien ne conduirait pas la population du Québec à une véritable liberté ou autodétermination si, dans la sphère de la production économique, les décisions continuaient d’être prises de manière non démocratique par des capitalistes.

Il fallait donc combattre en même temps domination politique et aliénation économique, et allier indépendance et lutte pour une société plus juste. Pour nombre de penseurs et militants de l’époque, cette société remplacerait l’oligarchie canadienne-anglaise par un « socialisme autogestionnaire » qui aurait donné aux classes travailleuses les conditions de l’autogouvernement dans leur entreprise aussi bien que dans leur ville ou village.

Démocratie politique et démocratie économique étaient vues comme deux faces d’une même pièce etcomme étant la condition de la réussite de l’une l’autre. Supprimer l’une des deux conduirait soit à une société « indépendante » en apparence, mais toujours soumise au grand capital, toujours exploiteuse, soit à un projet social empêché de s’accomplir parce qu’il se buterait vite à la domination de l’État et de la constitution du Canada.

C’est donc dire que l’émancipation ne concerne pas uniquement un problème « d’identité », mais concerne la transformation des institutions de la « société globale » du Québec, comprise comme un tout, une totalité.

La réduction, dans nos médias, du débat à une polarisation entre l’identité d’une « majorité » et celle d’individus ou groupes « minoritaires » empêche de poser la question en matière de transformation des structures économiques, institutionnelles et politiques.

Polarisation croissante

 

Après l’indépendantisme socialiste des années 1960-1970, pour brosser un tableau rapide, de nouveaux mouvements sociaux sont apparus pour montrer que les injustices ne relevaient pas seulement d’une domination entre patrons et classes travailleuses, mais aussi entre l’humain et la nature (écologie), entre les hommes et les femmes (féminisme), entre gens de différentes origines (antiracisme, décolonisation, mouvements autochtones).

Pour se faire entendre, ces mouvements ont souvent dû se construire en dehors d’un mouvement indépendantiste où il était difficile de faire entendre leurs revendications, d’autant plus que ce mouvement a lui-même progressivement délaissé en vaste partie ses origines sociales-démocrates et son « préjugé favorable envers les travailleurs » pour se laisser séduire par les sirènes du libre-échange et de la mondialisation néolibérale, ce que Jacques Parizeau n’hésitait pas à qualifier d’erreur dans des conférences prononcées devant les étudiants au début des années 2000.

Il n’est donc pas surprenant, même si cela est déplorable, qu’il y ait eu distanciation progressive entre mouvement social et indépendantiste. Cela s’est aggravé quand un certain discours nationaliste qu’il est courant d’appeler « identitaire » s’est détourné du néonationalisme émancipateur ou de l’indépendantisme socialiste des années 1960-1970 pour définir plutôt l’indépendance comme défense de l’intégrité de la nation ou du « nous » contre ce qui menacerait de le dissoudre.

C’est pourquoi on s’inquiète parexemple de ce qu’on appellera « l’immigration massive », susceptible d’inférioriser démographiquement les Québécois.

Ce discours, comme tout populisme de droite, fonctionne d’après un cadrage qui déplace l’ancien clivage entre les travailleurs et les élites économiques vers une division opposant les nationaux aux non-nationaux (réfugiés, migrants).

Il n’est donc pas étonnant que ce type réducteur de nationalisme exclusif soit décrié par des militants pour la justice sociale engagés dans les luttes autochtones ainsi que dans les luttes contre le racisme comme le montre encore bien l’actualité récente liée à la situation aux États-Unis.

Dialogue de sourds

 

Évidemment, ce tableau est esquissé rapidement. Mais il me semble expliquer la dualité binaire qui segmente aujourd’hui nos débats publics et médiatiques en deux groupes incapables de s’écouter : nationalistes conservateurs et militants pour la justice sociale et « l’inclusion ».

J’en viens à partager moi-même le désespoir de Marcel Rioux en constatant que plusieurs indépendantistes ne comprennent toujours pas que l’indépendance ne réussira pas si elle ne remet pas en question l’ensemble des formes de domination et d’injustice qui empêchent la participation de tous à la société.

Sur ce plan, le danger ne vient pas des nouveaux arrivants, mais de la fuite en avant d’un mode de production capitaliste globalisé qui transforme la culture en marchandise (ou plutôt nous oblige à consommer les produits de l’industrie culturelle anglo-américaine) et est, surtout, en voie de détruire le vivant et la nature parce que fondé sur le fantasme du gain et de la croissance infinis.

Par ailleurs, je désespère également de voir plusieurs militants de gauche, qui, ne se reconnaissant pas dans la définition nationaliste conservatrice, se détournent de la lutte indépendantiste, concédant de fait le monopole de l’indépendance aux tenants de sa définition conservatrice.

Or, dépasser le colonialisme, le racisme, le sexisme et l’exploitation de classe exige de sortir de l’assujettissement des institutions oppressives de l’État colonial canadien, et cela est vrai aussi bien pour les Québécois que les pour les autochtones.

L’indépendance ne signifie pas transférer le pouvoir à un État québécois piloté par des gens d’affaires francophones, mais de mettre en place de nouvelles institutions au service de la souveraineté populaire, fondées sur la participation démocratique de tous et toutes au niveau local, régional et national ; le tout en solidarité avec d’autres sociétés avec lesquelles nous n’aurons pas le choix de traiter des questions d’importance, comme la crise écologique qui nous menace en tant qu’humanité.

Parti pris affirmait que l’autonomie politique par l’indépendance, la démocratie économique par le socialisme, la laïcité (séparation de l’Église et du politique, établissement d’un domaine commun hors du religieux) et la lutte anticoloniale allaient nécessairement de pair. Ces idées n’ont pas à être opposées ; elles s’appuient les unes les autres et c’est dans leur jonction qu’elles pourront enfin s’accomplir, faisant enfin arriver ce qui, comme le disait Miron, « ne pourra pas toujours ne pas arriver ».

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