Le projet de loi 61, une vision dépassée bien camouflée

Le projet de loi 61 camoufle derrière l’urgence de la reprise économique une approche dépassée de la gestion de l’environnement, et ce, au moment où les gouverneurs de plusieurs banques centrales soulignent qu’à moins d’agir maintenant, « la crise climatique sera le scénario privilégié de demain et que, contrairement à la COVID-19, personne ne pourra s’isoler pour l’éviter » (Le Devoir, 7 juin).
Comment interpréter dans un tel contexte la volonté du gouvernement Legault d’alléger le mécanisme habituel d’évaluation environnementale, sinon en y voyant la perception que les règles d’examen des projets avant leur réalisation constituent encore, même en 2020, un irritant à mettre de côté. Le gouvernement devrait plutôt se demander si la reprise ne doit favoriser que les travailleurs de la construction, alors qu’il faut aussi remettre au travail les spécialistes qui contribuent à l’évaluation des impacts des projets et à leur bonification. L’engorgement provoqué par un trop grand nombre de projets dans une même période augmente d’ailleurs la rareté de la main-d’œuvre et les coûts, tout comme la précipitation multiplie les inévitables ajouts aux devis.
La prémisse de l’allègement réglementaire proposé dans le projet de loi 61 repose sur une demi-vérité, soit que la réalisation d’une étude d’impacts et son examen par le BAPE prennent trop de temps. L’argument frise la désinformation. Déjà le rapport Lacoste, en 1988, avait démontré que le mandat du BAPE requis pour l’audience et la confection de son rapport ne peuvent dépasser quatre mois en vertu de la loi. Les plus récentes analyses sur cette question faites à l’occasion de l’adoption du projet de loi 102 au printemps 2017 ont corroboré une fois de plus que ce sont les promoteurs qui sont responsables des retards à produire des études d’impact complètes. Est-il devenu indécent en 2020 de demander à l’instigateur d’un projet important de prendre le temps d’en évaluer les impacts sociaux et écologiques, qui seront ressentis parfois durant des décennies, sinon des générations comme dans le cas de nouvelles routes ou autoroutes ?
Continuer à bien évaluer préalablement les projets, une exigence de la Loi sur la qualité de l’environnement, est d’autant plus justifié dans le cas des autorités publiques, comme des ministères, et des sociétés d’État, comme Hydro-Québec, qui connaissent ces règles depuis des décennies et qui ont déjà préparé leurs projets en conséquence. Restreindre ces évaluations peut engendrer des externalités dont le coût sera reporté sur les écosystèmes et les générations futures.
La première exigence d’une évaluation environnementale consiste à analyser la pertinence, la « justification » intrinsèque et environnementale d’un projet. Il s’agit d’une étape très importante avant de passer à l’évaluation et à atténuation de ses impacts. Dans cette logique, il faudrait notamment se poser la question du bien-fondé de construire, sans débat public préalable, autant de nouveaux CHSLD et de Maisons pour aînés plutôt que d’investir dans l’institutionnalisation et le soutien à domicile.
Le Conseil québécois de l’environnement s’interroge aussi sur la pertinence de plusieurs des 202 projets mis en avant, dont certains, comme les travaux de prolongement routier, auront sans doute des effets non souhaitables sur l’aménagement du territoire. Rappelons que cette liste n’est pas exhaustive puisque d’autres projets pourront s’y ajouter, lesquels ne pourront faire l’objet de débats parlementaires de plus d’une heure…
Les articles 15 à 24 de la loi abordent aussi la question des milieux humides, des espèces fragiles ou vulnérables et des habitats aquatiques. Le projet de loi 61 insiste beaucoup sur les compensations financières que le promoteur pourra — et non devra toujours — verser pour la destruction des habitats terrestres et aquatiques. Le projet de loi laisse entendre qu’une compensation financière constitue une mesure adéquate de protection de l’environnement, ce qui est loin d’être le cas pour toutes les espèces menacées ou vulnérables. Une accélération qui viserait à réaliser des projets et à compenser financièrement leurs impacts sans objectif précis est écologiquement hors de sens. Il est impératif de modifier le projet de loi pour que des garanties ou des compensations financières soient exigées et obligent les promoteurs ou le gouvernement à atteindre le niveau de perte zéro. Si cet objectif est impossible à atteindre, le projet devrait être retiré.
Enfin, pourquoi prendre la peine d’ajouter l’article 51, qui met les ministres et toute autre personne à l’abri des poursuites en justice, si, selon le gouvernement, « tout projet sera fait dans le respect des lois »…
La crise sanitaire de la COVID-19, comme d’autres grandes crises dans le passé, incite les gouvernements à camoufler sous prétexte d’urgence des visions rétrogrades en matière d’environnement et de développement économique. L’Alberta vient d’alléger l’évaluation des projets d’exploitation de sables bitumineux tout comme le gouvernement fédéral vient de le faire pour les forages en mer à proximité de Terre-Neuve. Le Québec, qui vient de démontrer qu’il peut ajuster ses décisions et actions aux avis des scientifiques, doit faire de même en environnement pour ne pas se retrouver à l’opposé du virage vert que cette pandémie nous permet d’envisager. Le temps de réflexion collective ouvert par cette pandémie, qui découle en partie des atteintes à la biodiversité, nous invite à restructurer autrement notre économie afin d’atteindre les cibles de réduction de GES et de réduire notre empreinte écologique globale.
*Les signataires sont André Beauchamp, Michel Bélanger, Pierre Dumont, Louis-Gilles Francœur, Lucie Sauvé et Louise Vandelac.