Du pain et des roses, de l’audace et beaucoup de coeur

Il a fallu un an d’efforts, des centaines de bénévoles et beaucoup d’imagination pour coordonner une marche de dix jours avec 800 femmes et trois contingents, relate Françoise David.
Photo: Jacques Grenier Archives Le Devoir Il a fallu un an d’efforts, des centaines de bénévoles et beaucoup d’imagination pour coordonner une marche de dix jours avec 800 femmes et trois contingents, relate Françoise David.

26 mai 1995, sous un soleil radieux, des centaines de femmes entament un long périple qui les conduira de Montréal, Longueuil et Rivière-du-Loup à Québec. En 10 jours, à pied. 27 municipalités hébergeront les trois contingents de marcheuses dans des sous-sols d’église, des centres communautaires, des gymnases. Le 4 juin, devant l’Assemblée nationale, Jacques Parizeau, premier ministre du Québec, viendra, accompagné de plusieurs ministres, répondre aux revendications des marcheuses. La foule est estimée à 18 000 personnes. J’y étais, et cette marche reste l’un des plus beaux souvenirs de ma vie. De même pour les quelque 800 marcheuses de 16 à 80 ans qui ont bravé le scepticisme : tu vas vraiment marcher 200 kilomètres ? Oui, elles ont marché, beau temps, mauvais temps, dans l’enthousiasme et la solidarité.

Pourquoi cette marche ? Et pourquoi est-elle devenue un événement marquant dans l’histoire des luttes féministes ? Pourquoi toutes celles qui l’ont vécue en gardent-elles un souvenir ému ?

À cette époque, 20 % de la population québécoise vivait sous le seuil de faible revenu. La récession de 1991-1992 avait fait mal, très mal. Des mères de famille monoparentale n’y arrivaient tout simplement pas. Des jeunes cherchaient désespérément un emploi. Des personnes aînées, dont beaucoup de femmes, vivaient dans la pauvreté et l’isolement. La Fédération des femmes du Québec a décidé d’agir.

En 1989, le massacre misogyne de Polytechnique avait partiellement anesthésié le mouvement des femmes. Il y avait bien eu le beau forum Un Québec féminin pluriel en 1992, réunissant des centaines de féministes, mais notre voix ne portait guère au-delà de nos cercles et ce n’était pas faute d’essayer. Nous avions besoin d’un grand projet unificateur, d’une action solidaire, visible. La coordonnatrice de la Marche, Diane Matte, dira : « Nous devions marcher pour affirmer notre existence et notre résistance. Nous remettre en mouvement. » (Le Devoir, 9 juin 2015)

Nous devions marcher pour affirmer notre existence et notre résistance. Nous remettre en mouvement.

Nous avons organisé cette marche avec beaucoup de cœur et peu de moyens. En choisissant le slogan « Du pain et des roses », nous nous sommes inscrites dans la longue lignée des femmes réclamant du pain : les femmes de la Nouvelle-France marchant en 1758 contre l’augmentation du prix du pain, les ouvrières et paysannes françaises montées à Versailles en 1789 pour exiger du pain, les travailleuses du textile en grève en 1912, à New York, scandant : « We want bread and roses ! » En 1995, nous avons dit : nous voulons non seulement de quoi vivre (le pain), mais aussi des raisons de vivre (les roses). Nous étions ambitieuses et résolues.

Il a fallu un an d’efforts, des centaines de bénévoles et beaucoup d’imagination pour coordonner une marche de dix jours avec 800 femmes et trois contingents. Elles venaient de partout, de toutes les régions, de tous les milieux. Les militantes féministes étaient au rendez-vous. Mais beaucoup de femmes sont venues parce que, disaient-elles, cette marche était pour elles, pour leur voisine qui en arrachait, pour leurs grands enfants qui cherchaient du travail. Neuf marraines, dont Marie-Claire Séguin — auteure avec Hélène Pedneault de la chanson Du pain et des roses —, Marie-Josée Turcotte, journaliste sportive, Ranee Lee, chanteuse de jazz, Michèle Rouleau, leader autochtone, Chantal Petitclerc, championne paralympique, ont prêté leur nom et leur voix à une cause en laquelle elles croyaient. La chanteuse France Castel a marché 10 jours et animé de joyeuses soirées ! 25 femmes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine sont venues marcher avec nous. La Marche mondiale des femmes en l’an 2000 se profilait à l’horizon !

Nous avons choisi neuf revendications. Nous voulions une loi sur l’équité salariale et une autre sur la perception automatique des pensions alimentaires, promises lors de l’élection de 1994. Nous demandions des logements sociaux, le gel des droits de scolarité, la rétroactivité d’une politique réduisant le temps de parrainage pour les femmes immigrantes et d’autres mesures touchant la formation aux adultes et les programmes d’employabilité. Nous proposions la création d’un programme d’infrastructures sociales avec des emplois payés correctement et accessibles aux femmes. Mais surtout une augmentation significative du salaire minimum, la revendication la plus connue et la plus populaire !

À cette époque, le salaire minimum était de 6 $ l’heure, une misère. Nous voulions 8,15 $. En cours de route, nous avons dit : il faut que le gouvernement fasse un pas significatif, donc qu’il nous donne dès maintenant 6,85 $ l’heure. C’était la revendication la plus difficile à obtenir, le patronat se déchaînant chaque fois qu’il est question d’augmenter le salaire minimum.

Nous avons marché pour arracher des gains substantiels à un gouvernement qui manifestait une ouverture à nos demandes. Par conviction, probablement, et par stratégie politique. Nous étions à six mois d’un référendum, et le vote des femmes serait crucial !

Le 4 juin 1995, devant une foule survoltée, le premier ministre et ses ministres ont dévoilé les réponses à nos demandes. Nous avons obtenu une augmentation de 45 sous du salaire minimum. Déception ! Mais c’était oui pour la formation aux adultes, pour les femmes immigrantes, pour le gel des droits de scolarité. Des logements sociaux, mais pas suffisamment. Et 225 millions sur cinq ans pour des emplois dans des secteurs occupés majoritairement par des femmes : groupes communautaires, féministes, coopératives, OBNL. Alors, nous avons donné une note moyenne au gouvernement Parizeau : 70 %. Mais nous avons surtout célébré le courage et la persévérance des femmes.

Lise Bissonnette, alors directrice du Devoir, avait écrit le 5 juin : « Le vrai succès de leur rassemblement […] est dans le coup de neuf qu’a pris la solidarité au sein d’une société endormie par un discours fataliste. » Il en a fallu, de la solidarité, pour organiser cette marche ! Il nous en fallait aussi les années suivantes pour nous opposer aux politiques draconiennes d’austérité du gouvernement Bouchard. Coupes à l’aide sociale, dans la santé, l’éducation. Nous ne flanchons pas, toujours au front, fortes du succès de la marche de 1995, conscientes de nos responsabilités face aux plus vulnérables d’entre nous. Nos voix sont désormais perceptibles et nous demeurons unies. Cela doit nous inspirer aujourd’hui !

Des images de la marche de 1995 m’habitent encore : les 10 000 roses brandies dans nos poings levés le 4 juin 1995. Pauline Julien venue nous saluer au premier jour de la marche. Nos chansons, nos rires, nos ampoules aux pieds. Les négociations opiniâtres, les défis médiatiques, mais surtout un espoir tenace. Avons-nous été audacieuses en rêvant cette marche ? Oui, mais sans audace, on n’avance pas, on meurt à petit feu. En ces temps chargés de douleurs et de questionnements, nous devons redire avec force que très bientôt le temps viendra des revendications nécessaires et des actions mobilisatrices. Pour les gens, pour les femmes, si nombreuses au front en ce moment, pour la planète. Pour du pain et des roses !

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