Les écrans au temps du confinement

Attention, prudence.
Dans ma fréquentation des études et des enquêtes sur l’utilisation des écrans et des réseaux sociaux ces derniers temps, pas une journée ne passe sans que je tombe sur une hausse spectaculaire du taux d’utilisation des plateformes de divertissement, outils de vidéoconférence, téléphones intelligents et médias sociaux.
Réfugiés dans nos tanières, par la force des choses, ce sont à peu près toutes nos communications qui passent par les écrans. Nous y sommes rivés pour des raisons de télétravail, de divertissement ou pour s’informer ; pour rester en contact et se donner un semblant de vie sociale. Nous étions peu nombreux à avoir entendu parler de l’application de vidéoconférence Zoom en janvier dernier. Aujourd’hui, « Zoom cocktail » est en voie de devenir un terme générique et une pratique courante pour se réunir virtuellement entre amis et bavarder en prenant un verre.
Pour prendre la mesure de cette hausse (dépendance ?) de l’utilisation des écrans, en vrac, je note, dans la recherche qui s’intéresse à ce genre de choses, que les ventes d’équipements informatiques (ordinateurs portables, caméras Web, etc.) ont bondi au cours des huit dernières semaines au Canada ; 7 Canadiens sur 10 affirment passer plus de temps sur Internet qu’avant la pandémie ; en Inde et en Turquie, 75 % des utilisateurs de médias sociaux ont augmenté leur temps d’écran ; en France, un citoyen sur deux passe plus de temps à regarder des séries télé ou à fréquenter les réseaux sociaux.
Aux États-Unis, on passerait 8 heures par jour à consommer de la vidéo en direct (streaming). Et on n’a pas parlé des plateformes de divertissement, qui n’auront jamais été aussi populaires. Netflix a engrangé 15 millions de nouveaux abonnés au premier trimestre de l’année, bien au-delà des prévisions. On a besoin de se divertir, de se détendre et d’échapper à la réalité. Toutes ces pratiques sont donc en forte hausse depuis le début du confinement. Le contraire serait étonnant. Mais on développe des réflexes avec des technologies dont le facteur de risque de dépendance est très élevé.
«Pornographie pandémique»
La prudence est de mise. S’agit-il d’une hausse marquée de l’utilisation de nos bébelles portables en période de confinement ou d’une augmentation réelle des dépendances ? Il va falloir s’en reparler quand la vie relativement normale aura repris ses droits. Il y aurait tout de même lieu d’appliquer le principe de précaution pour éviter que ne s’enracinent de mauvaises habitudes qui ont des effets délétères sur notre santé physique (fatigue des yeux, tension dans le cou, surpoids) et mentale (dépression, isolement, anxiété). Ce ne serait pas une mauvaise idée de désactiver toutes les notifications de notre téléphone intelligent, qui nous tirent par la manche des dizaines de fois par jour pour attirer notre attention, et de ne pas toujours avoir l’appareil avec nous, dans la maison ou à l’extérieur, quand on va prendre une marche, pour oublier un peu sa présence et réduire son pouvoir d’attraction.
Les nouvelles importantes vont se rendre jusqu’à nous inévitablement. Peut-être pas dans la minute, mais certainement dans la journée. En évitant la surexposition aux (mauvaises) nouvelles engendrée par la consultation compulsive de nos appareils communicants, on minimise les risques de dépression et d’anxiété.
Le magazine Foreign Policy mettait ses lecteurs en garde récemment contre ce qu’il qualifiait de «pornographie pandémique», cet appétit insatiable pour tout ce qui concerne la crise : les conférences de presse quotidiennes des autorités, les nouvelles, les opinions, les commentaires dans la presse et sur les médias sociaux (misère !). Le nombre de personnes contaminées, de malades aux soins intensifs et de décès qui change quotidiennement suscite une curiosité morbide qui s’apparente à celle qui nous pousse à ralentir quand on passe près d’un accident de voiture, pour voir s’il y a des blessés. C’est une dépendance comportementale anxiogène. On est obsédés par la courbe épidémique et les chiffres changent tous les jours. On comprend certaines choses, mais pas tout. Il y a des héros et des vilains.
Pour la plupart, nous observons tout ça sans être malades, dans nos maisons, derrière nos écrans. Plusieurs ingrédients de la dépendance aux jeux vidéo (par exemple) sont présents : l’objectif principal (remporter le combat contre la maladie) ; la progression de la mission et les victoires d’étapes (aplatir la courbe, réduire le nombre d’infections et de décès, se déconfiner graduellement) ; le niveau de difficulté qui augmente (trouver un traitement, un vaccin, gérer le déconfinement) ; et, à terme, gagner la partie (venir à bout de la maladie, créer un vaccin ou l’immunité de groupe). C’est le « jeu » dans lequel nous sommes immergés depuis le début de la crise. Et il est très addictif.
Déjà à une époque pas si lointaine, préconfinement, on s’interrogeait sur la place démesurée des écrans dans nos vies. Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, neuropédiatre de formation, se voyait confier le mandat de réfléchir sur l’effet des écrans chez les jeunes, pour à terme accoucher d’un plan d’action sur la dépendance. Au début de février, un forum d’experts s’est réuni à Québec pour développer une vision commune et définir les contours de la cyberdépendance. Le deuxième volet de cette consultation, à laquelle étaient invités 200 représentants de différents secteurs (communautaire, santé et services sociaux, enseignement et différentes associations professionnelles) où l’utilisation des écrans occupe une place importante, devait avoir lieu à la mi-mars. Il a été reporté pour des raisons évidentes. Souhaitons qu’à la sortie de cette crise, on remette ce chantier sur les rails, et pas uniquement pour la santé mentale des jeunes, mais celle de la population en général.