La COVID-19, ou le «retour» de la nation

Historien et sociologue, Gérard Bouchard est professeur émérite au Programme de recherches sur les mythes sociaux et les imaginaires collectifs de l’Université du Québec à Chicoutimi. En 2007-2008, à la demande du gouvernement du Québec, il a coprésidé la «Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles».
Photo: Michel Tremblay Historien et sociologue, Gérard Bouchard est professeur émérite au Programme de recherches sur les mythes sociaux et les imaginaires collectifs de l’Université du Québec à Chicoutimi. En 2007-2008, à la demande du gouvernement du Québec, il a coprésidé la «Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles».

La lutte contre la COVID-19 nous plonge dans une crise qui bouleverse nos certitudes. Est-ce que cette crise va modifier notre façon de vivre et notre rapport aux autres ? Le Devoir a demandé à différentes personnalités de réfléchir aux conséquences de la pandémie dans nos vies. Cette réflexion vous sera présentée en page Idées pendant le mois de mai. Aujourd’hui : Gérard Bouchard réfléchit sur l’identité et la nation.

On sait que, depuis plusieurs années, la nation (tout comme l’État) est en procès. Selon de nombreux spécialistes et autres intervenants, la nation a fait son temps et les dérapages dont elle s’est rendue coupable dans le passé la rendent toujours suspecte (la nation c’est la guerre, c’est la haine des autres, etc.). En d’autres mots, son histoire lui interdirait un avenir, il serait temps d’en disposer.

Quoi qu’il en soit, le temps serait venu d’instaurer un gouvernement mondial afin de résoudre les problèmes qui manifestement débordent le cadre de l’État-nation. On mentionne alors les changements climatiques, le péril nucléaire, l’économie planétaire, les déplacements de populations et le reste. S’ajoute parfois à cette liste  la lutte contre les pandémies. En voici une justement. Or, que voit-on ?

Ce que l’on voit, c’est un degré étonnant d’inorganisation et d’inaction de la part des grands organismes supranationaux. Durant les premières phases de la crise et même après, l’ONU s’est montrée étrangement passive ou impuissante, tout comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, le G20 et autres instances du genre. Même l’Union européenne a beaucoup tardé à concevoir et à orchestrer une intervention qui déjà, du reste, bat de l’aile, ce qui a fait dire à des analystes qu’elle a littéralement « raté la pandémie », comme elle a déjà raté d’autres « moments » stratégiques.

Écoutez le point de vue de Gérard Bouchard

L’Organisation mondiale de la santé, bien sûr, s’est activée et même très tôt, comme le veut son mandat. Mais elle l’a fait principalement sous forme d’expertise, d’avis et de mises en garde, ses ressources de terrain étant très limitées. En fait, comme l’ont signalé déjà quelques commentateurs (notamment dans ces pages : Christian Rioux, 13 mars ; Frédéric Mérand, 14-15 mars), ce sont les États-nations qui, maladroitement certes et souvent avec retard, ont néanmoins pris les choses en mains. Que faut-il en penser ?

Ce qui est arrivé paraît assez clair. Confrontées à un grave péril mondial, les populations se sont toutes tournées vers leur État-nation et c’est en faisant appel à son unité, à la collaboration et à la discipline de leurs membres que les chefs politiques ont pris la direction des opérations. Les États-nations sont ainsi devenus les lieux privilégiés de la lutte contre une pandémie. Il me semble que le fait en dit assez long sur les allégeances premières des citoyens et la confiance limitée qu’ils accordent aux organismes mondiaux. Nous avons pu le constater une autre fois : les crises ont la propriété de révéler l’état véritable des choses.

On aura noté aussi la solidarité dont les citoyens, presque partout, ont été capables. Certains mythes nationaux qui semblent faire relâche en temps ordinaire reprendraient donc du service en temps de crise ? L’État-nation serait donc encore bien vivant ?

À bien y penser, qui s’en surprendra ? Le grand projet d’une gouvernance supranationale, théoriquement louable, se heurte à d’énormes difficultés pratiques. La scène mondiale est lourdement handicapée par les rivalités grandissantes entre blocs au point que le fonctionnement de l’ONU s’en trouve compromis. Elle est minée aussi par la corruption à grande échelle, par l’emprise de quelques géants sur la vie économique et par le cynisme d’États-voyous, violents et expansionnistes (les États-Unis nous avaient un peu habitués à cela, mais souvent par hypocrisie plus que par vertu, ils savaient recouvrir leurs crimes d’un voile démocratique et humanitaire). Face à ce désordre, le citoyen éprouve un sentiment de méfiance et d’aliénation. Comment peut-il acquiescer à un déséquilibre de pouvoirs qui le rend de plus en plus dépendant d’acteurs et de machinations hors de son contrôle ?

Enfin, comment dans ces conditions peut-on penser fonder à l’échelle mondiale une véritable démocratie appuyée sur une appartenance et une solidarité ? Retour à l’État-nation, donc, comme instance de proximité sur laquelle on peut espérer agir, même modestement, et dont on peut sans risque de sanction congédier au besoin les titulaires.

Est-ce là, dans le contexte actuel, un repli, un appauvrissement ? Ce pourrait être le contraire. Somme toute, la démocratie, la liberté, l’égalité et la justice sociale sont nées dans le berceau de l’État-nation et elles y ont plus d’avenir que dans d’immenses formations bancales et tentaculaires. Les identités, comme fondement / enracinement symbolique et comme lien social, s’y forment et durent plus facilement. En plus, rien n’empêche des États-nations éclairés, bien gouvernés (il s’en trouve !) de se coaliser temporairement pour faire avancer une cause à l’échelle mondiale — la lutte contre les mines antipersonnel en est un exemple. Rien ne les empêche non plus de former librement de véritables fédérations sous la forme d’associations d’États.

Cette perspective est-elle illusoire à l’ère des vastes conglomérats qui enserrent les populations et les marchés ? Les avancées spectaculaires du capitalisme mondialisé semblent le confirmer, mais elles peuvent être trompeuses. En fait, elles sont loin de sonner le glas économique des États. Il y a lieu de rappeler que les multinationales effectuent 80 % de leurs investissements et de leurs opérations dans le pays de leur siège social, que les PME demeurent partout la principale source d’emplois et que ce sont les États qui contrôlent la monnaie, le fisc, les politiques sociales, la justice, l’accès aux ressources naturelles…

Il est utile aussi de souligner que les grands organismes mondiaux reposent sur des accords entre États, que ce que nous appelons les grandes puissances sont toutes des nations profondément enracinées (et qui entendent bien le demeurer), que toutes les compétitions sportives internationales sont des festivals de drapeaux nationaux, etc.

Pour un temps indéterminé, il semble bien que l’avenir appartienne aux nations mondialisées, à savoir des nations qui, tout en perpétuant leur spécificité, leur parcours et leur vision du monde, tout en protégeant aussi leur marge de manœuvre, contractent tous les liens de collaboration possibles avec les instances et les acteurs supranationaux, nourrissent leur culture de tous les apports externes, savent composer avec une immigration appelée inévitablement à s’accroître, bref, apprennent à conjuguer étroitement le local et le mondial. Tout cela appelle bien sûr divers ajustements, par exemple : des rapprochements, des alliances entre nations, des identités plus inclusives, un élargissement des mythes nationaux, une intégration plus harmonieuse de l’Autre.

C’est exactement la voie dans laquelle sont déjà engagés le Québec et de nombreuses nations du monde. Il ne s’agit donc pas de rejeter la mondialisation, ce qui serait aussi irréaliste que délétère, mais d’en retirer tous les apports possibles dans un double esprit d’ouverture et de pragmatisme.

Note : Ces réflexions s’appuient sur un chapitre de mon dernier livre (Les Nations savent-elles encore rêver ?, Boréal, 2019).



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