Sur notre difficile souveraineté alimentaire

La crise actuelle amène son lot de réflexions concernant l’autonomie alimentaire du Québec. Réflexions alimentées à la fois par le communiqué alarmiste des dirigeants de la FAO, de l’OMC et de l’OMS concernant de possibles ruptures d’approvisionnement dans certains pays et par les inquiétudes manifestées par les producteurs québécois de manquer de main-d’œuvre pour mettre en œuvre leurs productions habituelles.
Curieusement, le débat se focalise sur les fruits et les légumes, ce qui est certes une part importante de notre alimentation. Mais peut-être serait-il utile de regarder de façon plus transversale quelle est la situation du Québec concernant son alimentation.
Le territoire utilisé par les fermes québécoises pour faire de l’agriculture représente un peu moins de deux millions d’hectares (ha), soit une surface de presque 0,25 ha par habitant, ce qui est plus que la moyenne mondiale (0,19 ha) et bien plus que la surface par habitant dont dispose la Chine sur son territoire (0,09 ha).
Premier enseignement, le Québec est plutôt bien nanti en terres agricoles relativement à sa population.
De fait, si l’on prend les calories totales produites par l’agriculture du Québec, on obtient un peu plus de 12 milliards de kilocalories. Et encore, j’exclus de mon calcul les surfaces en foin, puisqu’on peut admettre sans difficulté que cet aliment ne trouve pas directement sa place dans nos cuisines ! Or, pour se nourrir correctement, les habitants du Québec consomment environ 6,5 milliards de kilocalories par an.
Deuxième enseignement, le Québec produit presque deux fois plus de calories que ce que consomme sa population.
Que faisons-nous alors de toutes ces calories ? Le Québec cultive annuellement un peu plus d’un million d’hectares de céréales et d’oléagineux. Le maïs grain et le soya occupent près de 73 % de ces superficies. Pour l’essentiel, ce maïs et ce soya servent à l’alimentation animale. Environ 12 % de notre production annuelle de maïs va aussi alimenter une usine qui fabrique de l’éthanol.
Troisième enseignement, le gros de notre production agricole sert à nourrir des animaux, et une partie tout de même significative sert à nourrir nos automobiles.
Bien entendu, ces animaux finissent aussi dans notre assiette, même si pas mal de calories se sont perdues en cours de route. Pour certaines productions, lait, œufs, poulets, ce que nous produisons correspond grosso modo à ce que nous consommons (il y a quelques échanges interprovinciaux et internationaux). Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que ces productions sont régies par la gestion de l’offre, qui consiste à adapter la production canadienne à la demande intérieure du pays. Les filières sont donc organisées pour répondre à cette demande, et à cette demande seulement.
D’autres filières ont misé sur l’exportation. C’est en particulier le cas de la filière porcine. Le Québec produit quatre fois plus de porcs que sa demande intérieure ; toute une industrie est organisée autour de cet objectif et de nombreux emplois y sont attachés. En revanche, concernant les céréales et les légumineuses directement destinées à l’alimentation humaine, le Québec produit moins de 10 % de sa consommation. Ces produits nous viennent pour l’essentiel des autres provinces canadiennes.
Quatrième enseignement, excepté les productions sous gestion de l’offre, l’agriculture québécoise n’est pas organisée et structurée dans l’objectif de nourrir sa population.
Et les fruits et les légumes dont on parle tant ces dernières semaines ? La situation est variable selon les produits, mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le Québec produit dans l’ensemble la quantité de légumes annuellement consommée par ses habitants (il en est tout autrement pour la plupart des fruits, peu adaptés à notre climat). Sauf qu’il n’aura échappé à personne que le Québec a de longs hivers et que la production est donc en grande partie saisonnière. Le développement de serres qui bénéficieraient de l’électricité d’Hydro-Québec pourrait permettre de contrer en partie ces effets saisonniers.
Mais la crise a révélé aussi l’extraordinaire dépendance de ces productions à l’arrivée massive d’une main-d’œuvre étrangère. Contrairement aux fabricants de textiles ou de masques chirurgicaux, qui ont pu aller construire des usines dans les pays où la main-d’œuvre est moins chère, les terres agricoles ne sont pas délocalisables. Ce ne sont donc pas les usines qui vont à la main-d’œuvre, mais la main-d’œuvre qui vient à nous.
Quels enseignements plus transversaux tirer de ces quelques rappels ? L’agriculture du Québec est un gros paquebot et personne ne pourra le faire virer d’un coup de baguette magique. Mais si l’on veut penser une transition de notre agriculture afin qu’elle soit la garante de notre approvisionnement alimentaire, il faudra bien se poser la question de certains choix fondamentaux qui sont faits sur l’utilisation de nos terres agricoles et sur la répartition des soutiens issus des politiques publiques. Est-il pertinent que nos terres servent en majorité à produire du maïs et du soya ? Notre dépendance aux importations ne se double-t-elle pas d’une dépendance aux exportations dans un secteur comme celui du porc ? Des orientations pourraient être prises pour améliorer notre autonomie.
Même si, compte tenu de nos conditions agroclimatiques, l’autosuffisance alimentaire n’est sans doute pas un objectif réaliste, la souveraineté alimentaire qui garantit notre droit à faire les choix que nous voulons concernant nos politiques agricoles et notre alimentation est plus que jamais d’actualité.
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