Le grand-papa de tout le monde

Claude Lafortune faisait chanter le papier. C’était son expression à lui, la manière dont il aimait parler de sa passion, du métier qu’il avait inventé, et qui a fait sa renommée.
Avec quelques coups de ciseaux, il transformait cette modeste matière qu’est le papier en fascinantes créations. J’ai toujours adoré le regarder découper. C’était une invitation à imaginer, à rêver et à créer. J’ai probablement commencé à regarder ses émissions dès l’âge de trois ou quatre ans, tous les dimanches matin à Radio-Canada. Il était déjà passé maître dans l’art du papier. Pendant près de trois décennies, il a été une figure stable et inspirante dans la vie de plusieurs générations d’enfants. Claude Lafortune était le grand-papa de tout le monde.
Quand Claude a pris contact avec moi sur Facebook il y a deux ans, je me suis invitée à son atelier dans l’espoir de le revoir à l’œuvre. Je n’ai pas été déçue. À 81 ans, Claude était non seulement toujours actif, il était aussi en pleine production d’œuvres originales pour l’exposition L’arche de Noé au Musée des religions du monde à Nicolet. Ce jour-là, nous sommes non seulement devenus amis, mais nous avons aussi décidé de faire un documentaire sur sa carrière. J’ai donc eu le privilège de le côtoyer pendant les dernières années de sa vie, et de découvrir la richesse de son univers.
Jusqu’à tout récemment, Claude s’étonnait encore du succès de L’Évangile en papier. L’émission a duré une seule année, mais demeure un emblème de sa carrière plus de quarante ans plus tard. Claude me disait : « Il fallait être naïf pour proposer une émission sur l’Évangile en 1975. C’était après la Révolution tranquille, alors que tout le monde quittait les églises. » Son objectif n’était pas d’évangéliser, mais de raconter l’histoire de Jésus, laquelle est ancrée dans nos mœurs. « On est fait de ça », ajoutait-il, en évoquant les expressions et les jours fériés issus de la religion. L’émission a été un tel succès qu’elle a aussi été diffusée en France, en Belgique et en Suisse. Elle lui a même valu une invitation au Japon, où on s’est intéressé à son travail.
Claude n’était pas prêtre, contrairement à ce que bien des téléspectateurs croyaient. Il a animé de nombreux autres types d’émissions, mais celle qui a marqué ma génération est sans aucun doute Parcelles de soleil.
Chaque semaine, Claude y rencontrait un enfant qui était soit malade ou atteint d’un handicap. « Le but de cette émission-là, c’était d’accepter la différence, de valoriser la différence, et d’aimer l’autre avec sa différence. » Entre 1984 et 2000, quelque 350 enfants ont été invités à l’émission, dont une vingtaine qu’il a accompagnée jusqu’à la mort. « Ce sont de beaux moments humains qui ont marqué ma carrière », m’a-t-il confié un jour.
Depuis son départ de la télé au tournant du siècle, Claude Lafortune n’a rien perdu de son élan créatif. Ses œuvres se sont au contraire raffinées. C’est qu’à la télévision, il était tenu de respecter des délais et des décomptes, mais à la retraite il était devenu maître de son temps. Il a donc commencé à produire des sculptures représentant des personnages historiques comme Beethoven et Jeanne Mance, ou plus récemment Camille Claudel et Van Gogh. Tous et toutes fabriqués uniquement avec du papier. Des œuvres inimitables.
Claude disait toujours : « L’art, c’est la nature passée par l’homme par le moyen de sa sensibilité. On reçoit ce qu’on voit par notre sensibilité et on le redonne par notre imagination. » C’est exactement ce qu’il faisait avec ses personnages de deux ou trois pieds de haut, en leur insufflant une âme et souvent de l’humour.
Je lui ai demandé s’il avait enseigné sa technique à de jeunes artistes, et s’il souhaitait qu’elle soit perpétuée. Il me répondait toujours que c’était impossible pour lui d’enseigner son art. C’est en créant ses personnages qu’il découvrait la manière de les façonner. Comme quoi, l’instinct ne s’apprend pas.
Le papier étant une matière éphémère, on peut se demander ce qu’il adviendra des œuvres de Claude Lafortune. Des dizaines de sculptures sont conservées au Musée de Nicolet, à l’oratoire Saint-Joseph et chez famille et amis. Par contre, la plupart de ses créations pour la télévision ont déjà été détruites, tout comme les décors du film IXE-3 et de ses spectacles sur scène. C’est sans compter les centaines de personnages qui figurent dans une trentaine de livres jeunesse qu’il a publiés. Tous sont disparus.
J’étais estomaquée que personne n’ait eu la présence d’esprit de conserver ses œuvres au fil du temps, mais Claude me rassurait en disant : « Je ne tiens pas à être immortel, mes papiers vont disparaître avec moi. »
Pendant les dernières années de sa vie, Claude Lafortune aura été célébré, recevant notamment un doctorat honorifique de l’Université du Québec à Montréal, ainsi que la reconnaissance de ses amis et même d’anciens participants de Parcelles de soleil.
Mon ami qui a accompagné tant d’enfants dans la maladie se sera éteint sans être entouré de ses proches à cause du confinement imposé par la pandémie, mais le grand-père de tout le monde serait toutefois ravi de voir la vague d’amour qu’il reçoit. C’est un témoignage de sa contribution à notre imaginaire collectif.