Le confinement de la santé publique

On parle somme toute assez peu de santé publique ces jours-ci. De surveillance épidémiologique, de modélisation du cours de la pandémie, de mesures de distanciation physique, de pratiques relevant de la santé publique en somme, oui. Mais de la santé publique comme espace d’intervention médico-sanitaire institutionnalisé, non.
Engageant virtuellement au calme, les autorités de santé publique se sont longtemps exprimées avec frilosité. Cette quasi-invisibilité jusqu’à ce que la crise survienne constitue une des manifestations les plus flagrantes de l’indigence de la santé publique contemporaine, entre limites de la « nouvelle » santé publique, déliquescence des systèmes publics de santé et impossible préparation.
Née dans les années 1970, la « nouvelle santé publique » retient d’un champ d’expertise développé au XIXe siècle l’importance d’actions en amont durables, dirigées à la fois contre les maladies — leur émergence, diffusion, conséquences sociales — et vers une amélioration globale de la société. Elle a pris acte d’une transition épidémiologique qui, quelques années avant l’apparition du VIH / sida, a annoncé la fin des maladies infectieuses en Occident et alarmé sur un éventail de pathologies chroniques et l’impact des déterminants sociaux de la santé.
Parmi les précurseurs du mouvement, le Canada : en 1974, le ministre fédéral de la santé, Marc Lalonde, insistait dans « Nouvelle perspective de la santé des Canadiens » sur l’importance de s’approprier des habitudes de vie saines — bien manger, ne pas fumer, faire de l’exercice — et de jouer les sentinelles : reconnaître des symptômes et accepter de juguler une pré-pathologie. Le propos de Lalonde était indubitablement coloré par des préoccupations budgétaires. Le bon citoyen canadien, par ses bonnes pratiques préventives, allait ralentir le rythme effréné de la demande hospitalière et soulager l’État-providence.
États désengagés mais « prêts » ?
Dans les faits, la mise en œuvre des principes défendus par Lalonde a entraîné un désengagement étatique de la santé publique doublé d’une intense responsabilisation, voire d’une culpabilisation de l’homo medicus, cet adepte d’une morale « santéiste » soumis à des menaces protéiformes dépeint par le sociologue français Patrice Pinell. Elle a effacé des repères institutionnels, professionnels et matériels ; les fonds consacrés aux programmes de vaccination et à leur promotion se sont amoindris. Elle n’a pas pour autant freiné la médicalisation, ni son coût exponentiel. L’homo medicus est certes éclairé, mais aussi consommateur impénitent d’une médecine de pointe personnalisée.
Si on ne parle pas beaucoup de santé publique donc, on entend souvent que « nous sommes prêts » à faire face au coronavirus. Les politiques de préparation pensées aux États-Unis dans les années 1990, déployées après le 11 septembre 2001, devaient répondre à la fois à une mauvaise interprétation collective des menaces à la bonne santé humaine — non, les pathologies infectieuses n’ont pas disparu, et elles alourdissent le fardeau épidémiologique — et au (bio)terrorisme à l’heure d’une mondialisation accélérée des individus et des pathogènes.
Le péril pandémique est imminent, mais malheureusement inconnu. Dès lors, l’état de préparation oblige à manœuvrer par à-coups quand la catastrophe se matérialise. À coups de chiffres issus de la traque éreintante de multiples patients zéros, de drones désinfecteurs, d’applications pour surveiller les malades confinés. Alors que les simulations s’avèrent caduques, les provisions de masques périmées et les stocks de tests diagnostiques insuffisants, on est obligés de recourir dans l’urgence à des formes dépassées d’endiguement — cordons sanitaires, hôpitaux de contagieux, interdiction de rassemblements — au mépris éventuel des droits démocratiques fondamentaux.
Se préparer à « n’être pas préparé », pour reprendre les mots du sociologue américain Andrew Lakoff, n’en est pas moins extrêmement onéreux en ressources humaines comme financières, une cherté qui s’accommode mal de systèmes hospitalo-centrés déjà gravement carencés.
Déboussolé mais sollicité
Face à ces déficiences et à ces incertitudes, l’homo medicus est déboussolé : il n’arrive pas à se faire tester ; les urgences auxquelles il aimerait s’adresser (il n’a pas de médecin de famille) sont engorgées ; la connaissance de son corps sain et pathologique a atteint ses limites ; il a du mal à interpréter les statistiques qu’on lui assène en temps réel, trop alarmistes ou pas assez.
Mais il faut déléguer à tout prix, compenser cette non-préparation. L’État fait donc appel au citoyen, encense son autonomie, sa proactivité, son esprit solidaire, pour le bien commun et celui de l’économie nationale et mondiale. Et lui propose une mesure « d’aplanissement de la courbe » qui semble parfaite vu les circonstances, économique (voire au diapason des impératifs de productivité, car elle permet le télétravail), dénuée d’autoritarisme, visiblement généreuse : le confinement volontaire.
Reste que l’auto-isolement est un privilège de riches, d’hommes et de communautés dotés d’un capital économique et social solide. Il a déjà ici et ailleurs une incidence délétère sur ces inégalités et ces vulnérabilités que le rapport Lalonde mettait en lumière il y a 45 ans de cela.
Quand nous en aurons fini avec la COVID-19, pensons à reconstruire la santé publique, à la revaloriser et à la financer comme elle le mérite. Et rappelons-nous que la somme des actions préventives individuelles n’équivaut pas à une intervention dirigée, dans la durée, par un État bienveillant.
* Tiré et adapté d'un texte publié sur AOC