Les régions rurales sont-elles dans notre angle mort?

Mardi dernier à l’Hôtel-Dieu de Lévis, notre groupe de médecins et d’infirmières était à se préparer pour les pires scénarios. Les nouvelles qui nous proviennent de l’Italie et de New York sont claires, nous aurons possiblement à faire face à une vague de patients assez importante pour devoir activer notre protocole de « mass casualties », ce qui nous forcera potentiellement à faire des choix déchirants pour cibler qui a les meilleures chances de survie aux soins intensifs.
Nous sommes l’une des urgences les plus performantes de la province et nous avons peur. Peur de manquer de matériel pour les patients et d’équipement de protection pour nous-mêmes. Peur que trop de membres du personnel tombent au combat et ne puissent pas faire ce qu’ils ont toujours fait : soigner les gens.
Et là, ça me frappe : les régions, sont-elles prêtes ? J’étudie depuis une dizaine d’années ces petites urgences qui traitent plus de 400 000 patients par année au Québec et 3 millions au Canada. Ces urgences sont le filet de sécurité pour 20 % de la population. Déjà, dans un contexte où aucune pandémie ne sévit, il y a une mortalité plus élevée pour les patients ruraux pour plusieurs conditions médicales. Les régions sont vulnérables.
Forte pénurie
Les urgences rurales ont accès à peu de spécialistes sur place 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. La pénurie de personnel (infirmières, services psychosociaux, etc.) sévit en milieu rural encore plus fortement qu’ailleurs. De plus, plus de la moitié des urgences rurales comptent sur des médecins dépanneurs (des volontaires qui viennent des grands centres) pour assurer jusqu’à plus de la moitié de leurs gardes. Est-ce que ces médecins seront encore au rendez-vous s’ils sont retenus dans leur milieu ?
En plus du personnel, les ressources matérielles et les infrastructures sont minimales dans les milieux ruraux. Par exemple, les hôpitaux éloignés qui ne comportent que quelques lits de soins intensifs ont-ils suffisamment de ventilateurs ? Assurément pas pour faire face à cette crise.
L’éloignement des milieux ruraux les rend aussi très vulnérables. Ainsi, près de 60 % des hôpitaux ruraux sont à plus de 150 km d’un centre de traumatologie secondaire ou tertiaire ; 150 km pour transférer un patient. C’est 300 km aller-retour pour des ressources ambulancières limitées. Tout cela si l’on part du principe que les centres receveurs ont la place et le personnel pour accueillir ces patients.
Face à ces inquiétudes, nous convoquons un groupe de réflexion pancanadien, le « groupe de réflexion sur les angles morts », une initiative inspirée par l’International Masters in Health Leadership de l’Université McGill.
De ces discussions a émergé une constatation : les urgences rurales ne sont pas toutes aussi prêtes à faire face à la vague. Certaines régions avec des leaderships locaux forts ont su s’organiser rapidement, alors que d’autres semblent désorientées, ne sachant pas par où commencer. Dans les régions les mieux organisées, les médecins peuvent compter sur la polyvalence et le généralisme inhérents à la pratique en milieu rural, alors que d’autres milieux ne semblent pas avoir compris la gravité de la situation.
Quelques solutions
Voici donc des pistes de solutions prioritaires qui pourraient être mises en place dès maintenant, en plus de la fermeture des régions annoncée, qui est une excellente mesure, afin d’optimiser au maximum le peu de temps que nous avons pour minimiser la vulnérabilité des milieux.
Attitude et leadership
a. Il faut d’abord faire confiance au leadership de leaders des régions rurales reconnus pour leur volonté d’agir et leur attitude proactive, rassembleuse et positive. Il faut s’assurer d’inclure des experts au fait des multiples réalités des milieux ruraux et éloignés dans les différentes tables décisionnelles provinciales. L’Association des médecins d’urgence du Québec, l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec et l’Association des médecins d’urgence du Canada doivent pouvoir éclairer les décideurs. Les associations d’infirmières ou d’autres professionnels peuvent aussi aider.
b. Les milieux universitaires et les régions se doivent de partager en toute liberté leurs formations, connaissances, inquiétudes, protocoles et innovations locales documentées via une plateforme accessible à tous les milieux en région.
Ressources humaines
a. Favoriser les régions rurales pour le déploiement des finissants sur le terrain. Ces jeunes infirmières, médecins, spécialistes pourraient aider les médecins locaux. Ils doivent être déployés sur le terrain de façon urgente. Finissants : êtes-vous prêts à faire vos valises ? Vous serez accueillis à bras ouverts par une population qui vous sera reconnaissante à jamais.
b. Mandater la banque provinciale de dépannage pour la couverture des bris de services en région. Plusieurs petites urgences pourraient manquer de médecins quand ceux-ci tomberont malades. Il faut un mécanisme rapide de déploiement et un nombre suffisant de médecins dépanneurs prêts à être déployés à court terme.
c. Créer une centrale de soins critiques en soutien aux régions via la télémédecine en prenant exemple sur la Colombie-Britannique. Les professionnels en isolement pourraient alors être récupérés pour soutenir les régions.
Optimiser le transfert des patients
Il faut s’assurer que le système préhospitalier est prêt pour les régions. Ces régions ont accès à un nombre limité d’ambulances et de paramédicaux, qui risquent aussi de tomber malades. Les transferts vers les grands centres étaient déjà compliqués avant la crise. C’est le temps de créer des liens avec les compagnies aériennes et d’hélicoptères pour optimiser le transport des patients. C’est le temps de se doter d’un système robuste d’avions t d’hélicoptères-ambulances pour toujours.
Se préparer au pire : Plusieurs sont d’avis que le système actuel ne sera pas capable de répondre aux besoins de la population. Les régions devraient donner l’exemple et se préparer au pire. Cela inclut un plan concret de victimes de masse (mass casualties) pour maximiser les ressources dans l’éventualité où cette approche deviendrait la seule possible.
Espérons que cet angle mort des régions revienne dans notre champ de vision avant qu’il ne soit trop tard.
* Ce texte est écrit en collaboration avec « Blind Spot » : la cellule créative inspirée par l’International Masters for Health Leadership (IMHL), Université McGill
-Jean-Simon Létourneau, M.D., médecin urgentiste, CISSS Chaudière-Appalaches ; étudiant IMHL 2019-2021
-Simon-Pierre Landry, M.D., médecin à l’urgence de Sainte-Agathe et chroniqueur sur les enjeux de santé -Bernard Mathieu, M.D., médecin d’urgence et président de l’Association des médecins d’urgence du Québec
-Henry Mintzberg, Ph. D., professeur, Management Studies, Université McGill ; Faculty Director, IMHL
-Leslie Breitner, Ph. D., Senior Faculty Lecturer Faculty of Management McGill University, IMHL Academic Director
-Mike Ross, M.A., MBA, fondateur, Juniper – conseil en stratégie, culture et innovation
-Mylaine Breton, Ph. D., Commonwealth Fund Harkness Fellowship 2019-2020, Harvard Medical School, Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance clinique des services de première ligne ; Université de Sherbrooke
-Hassane Alami, Ph. D., stagiaire postdoctoral, Centre de recherche en santé publique, Université de Montréal