L’entraide au temps de la COVID-19

«En dépit de certains comportements affligeants qui ont pu être observés dans les épiceries et centres commerciaux, cette précaution sanitaire n’est toutefois pas une invitation à se désintéresser du sort d’autrui», écrivent les auteurs.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir «En dépit de certains comportements affligeants qui ont pu être observés dans les épiceries et centres commerciaux, cette précaution sanitaire n’est toutefois pas une invitation à se désintéresser du sort d’autrui», écrivent les auteurs.

Avec la pandémie de COVID-19 qui prend de l’ampleur partout dans le monde, les autorités de la plupart des pays demandent aux citoyens de pratiquer la distanciation sociale, c’est-à-dire de réduire les contacts entre les personnes pour freiner la propagation du virus, aplatir la courbe, comme on l’entend beaucoup, et ainsi ne pas saturer le système de santé. En dépit de certains comportements affligeants qui ont pu être observés dans les épiceries et centres commerciaux, cette précaution sanitaire n’est toutefois pas une invitation à se désintéresser du sort d’autrui. En fait, c’est tout le contraire !

Pour éclairer la situation actuelle, les écrits du théoricien anarchiste russe Pierre Kropotkine (1842-1921) méritent d’être relus, notamment son ouvrage intitulé L’entraide,un facteur d’évolution. Dans cet ouvrage, Kropotkine critique la conception de l’être humain qui dominait alors chez plusieurs de ses contemporains qui décrivaient la nature humaine comme étant foncièrement égoïste en s’abreuvant au darwinisme social en vogue à cette époque du capitalisme fleurissant. Kropotkine soutenait plutôt que l’entraide a, de tout temps, été le principal facteur d’évolution de l’espèce humaine. En dépit de l’individualisme qui semble régner dans les sociétés occidentales contemporaines, de nombreuses études scientifiques ont donné raison à Kropotkine en démontrant que l’être humain est fondamentalement un « animal coopératif ».

Pour le psychologue Michael Tomasello, l’espèce humaine présente deux caractéristiques qui la distinguent des autres espèces animales. D’une part, l’être humain est le produit d’une évolution culturelle cumulative, autrement dit l’héritier de pratiques et d’artefacts culturels. Cet héritage culturel dépasse un simple apprentissage par imitation, observé chez beaucoup d’autres espèces animales. En enseignant aux autres, délibérément, activement et systématiquement, l’être humain témoigne de sa volonté de donner à ses pairs les moyens de comprendre, de contribuer, mais surtout de faire progresser la société. D’autre part, l’espèce humaine se distingue par ses institutions sociales en tant que pratiques sociales porteuses de normes et de règles mutuellement admises. Les institutions sociales encadrent des manières d’interagir acceptées dans différentes situations.

Dans le même esprit, les économistes Samuel Bowles et Herbert Gintis ont montré que, dans l’évolution de l’espèce humaine, les groupes d’individus portés à coopérer (par exemple, pour la chasse collective de gros gibiers ou pour le partage des tâches liées à la survie) et à maintenir des normes éthiques soudant le collectif (par exemple, en réprouvant le meurtre au sein du groupe) avaient plus de chances de survivre et de se déployer efficacement que les groupes moins cohésifs. L’efficacité de la coopération en tant que stratégie de survie a par ailleurs encouragé la multiplication de comportements prosociaux. En fait, les êtres humains ne coopèrent pas que dans un but intéressé, mais aussi parce qu’ils sont sincèrement soucieux du bien-être des autres. Cette préférence sociale repose autant sur l’obligation morale que sur le plaisir personnel d’aider les autres, même lorsque la situation n’engendre pas de gains individuels immédiats.

L’historien Richard Sennett affirme, quant à lui, que la coopération au sein des grands groupes sociaux repose sur une volonté d’efficacité. Devant l’ampleur et la diversité des tâches qui lui incombent, ne serait-ce que pour assurer sa survie, l’individu seul ne peut tout faire lui-même ni ne possède l’ensemble des compétences requises pour y parvenir. Ainsi, la division du travail où chacun se spécialise dans une activité bénéficiant à la collectivité s’appuie sur un fonctionnement social intrinsèquement collaboratif.

En somme, l’humanité, en tant qu’espèce, a évolué grâce à l’entraide, en se serrant les coudes pour faire face à l’adversité. En ce sens, l’injonction actuelle de distanciation sociale ne doit aucunement être comprise comme un appel à l’égoïsme, au chacun pour soi. Cette situation exceptionnelle constitue plutôt une occasion en or de réfléchir à de nouvelles façons de s’entraider, d’être solidaires les uns envers les autres face aux épreuves collectives. On voit d’ailleurs se multiplier sur les réseaux sociaux les appels et les initiatives en ce sens. Souhaitons que, lorsque cette crise sera derrière nous, nous ayons collectivement (ré) appris quelques clés pour nous entraider à faire face aux autres défis avec lesquels nous sommes aux prises, notamment la lutte contre les inégalités sociales et les changements climatiques.

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