Il faut nommer le «féminicide» au Québec

À la fin de l’année 2019, les Dictionnaires Le Robert ont fait leur habituel dévoilement du mot qui avait marqué la dernière année. Le public, interrogé sur le sujet, avait alors choisi le mot « féminicide ».
Le Petit Robert définit le féminicide comme le « meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe ». Le mot est composé de la racine femina, femme, et du suffixe « cide », du latin cida, « frapper, tuer ». Bref, on l’utilise pour décrire le meurtre d’une femme, parce qu’elle est une femme.
Ce vocabulaire est largement répandu dans les médias français, utilisé dans la jurisprudence en Amérique latine et revendiqué par les instances européennes — bien que l’Assemblée nationale française vienne tout juste de refuser de l’inscrire à son code pénal. Les médias, les élus et les acteurs du système de justice québécois semblent, eux, récalcitrants à utiliser ce néologisme qui, pourtant, définit précisément une réalité telle qu’elle est.
Le mot choque, certes ; il est inévitable, lorsque l’on entend le terme « féminicide », de penser à d’autres mots qui possèdent le même suffixe : homicide, génocide… Des mots douloureux, horribles, qui sont utilisés pour illustrer l’intention d’éradiquer, de faire disparaître.
Dans une société comme le Québec où on affirme fermement qu’il y a égalité entre les sexes et les genres, le mot « féminicide » semble ne pas avoir sa place et s’enfoncer dans l’inutilité.
Égalité des sexes
Sur papier, il est bien établi dans notre Charte des droits et libertés de la personne qu’il y a égalité entre toutes et tous. Face à cette égalité juridique, il est pratiquement impossible d’imaginer qu’on puisse trouver la mort, en tant que femme, seulement parce qu’on appartient à un certain genre. Quelle est alors l’importance de rendre l’utilisation de « féminicide » plus répandue dans le langage courant ? Les termes « meurtre » ou « homicide conjugal » ne sont-ils pas suffisants ?
En réalité et en société, l’égalité effective est loin d’être atteinte. Les statistiques ne manquent pas sur ce sujet ; les femmes sont encore parmi les groupes démographiques les plus susceptibles de subir une forme ou une autre de violence, qu’elle soit sexuelle, conjugale, physique ou mentale. Ces statistiques s’aggravent chez les femmes autochtones, racisées ou faisant partie de la communauté LGBTQ +.
En se penchant sur les meurtres qui ont été perpétrés au Québec depuis le début de l’année, on remarque que plusieurs victimes sont des femmes. Des femmes tuées par un ex-conjoint, un conjoint actuel, une connaissance, un inconnu. Tuées parce qu’elles avaient dit non, parce qu’elles avaient osé partir, crier, résister, dénoncer.
Tuées parce qu’elles ont été sexuellement chosifiées pendant des années par la culture populaire, parce qu’elles ont quitté une relation toxique, parce qu’elles pratiquaient leur métier, parce qu’elles marchaient seules dans la rue. Des motifs injustifiés et injustes, mais qui se réunissent tous sur le même point commun : ces femmes ont été tuées parce qu’elles étaient femmes, et que cela suffisait comme provocation pour déclencher des envies de violence. Voilà la preuve que l’égalité effective n’est pas encore atteinte.
J’en appelle donc aux médias, au système de justice et à nos élus : appelez un chat un chat. Appelez un féminicide un féminicide. En nommant le problème, nous saurons mieux nous y attaquer. En nommant le problème, nous prendrons conscience que les assassinats de femmes qui se succèdent et font périodiquement la une des journaux ne sont pas de simples événements épars, disséminés, qu’on pleure momentanément et qu’on range ensuite aux archives de faits divers.
En nommant le problème, nous réaliserons que nous faisons face à un inacceptable, mais bien présent, problème de féminicide, qui n’est visiblement pas sur le point de se résorber, et que le Québec n’a pas encore atteint l’égalité effective entre les sexes et les genres.
C’est en nommant le problème tel qu’il est qu’un jour enfin ces violences genrées seront du passé, et que le mot « féminicide » n’aura plus à être imprimé sur les pages de nos journaux.