L’art de la perturbation

«Ainsi, les situations d’émeutes insurrectionnelles, qui ont eu lieu dans le cadre des mobilisations des Gilets jaunes en France en 2018-2019 ou, plus récemment, au Chili, ont complètement pris de court le pouvoir», souligne l'auteur.
Photo: Eric Feferberg Agence France-Presse «Ainsi, les situations d’émeutes insurrectionnelles, qui ont eu lieu dans le cadre des mobilisations des Gilets jaunes en France en 2018-2019 ou, plus récemment, au Chili, ont complètement pris de court le pouvoir», souligne l'auteur.

Pour paraphraser Martin Luther King Jr., on pourrait dire que la perturbation est le langage des sans-voix. Celle-ci implique d’empêcher le bon déroulement des routines institutionnelles et des divers exercices quotidiens par lesquels le pouvoir se met en scène et se légitime.

En d’autres termes, il s’agit de temporairement priver les autorités sociales, économiques et politiques de la coopération dont leur pouvoir dépend. À l’inverse, ne pas perturber les routines institutionnelles contribue à ce que les puissants puissent continuer à ignorer la voix et les revendications des exclus et des subalternes. C’est alors « business as usual ».

Perturber et suspendre temporairement sa contribution à la quiétude civile ne veut pas dire tout casser. On peut perturber de plusieurs façons différentes et il faut appréhender la signification et la portée des modes d’action en fonction du contexte social, culturel et historique dans lequel ils s’inscrivent.

Comme l’ont montré les travaux de Charles Tilly, aux XVIIIe et XIXe siècles, on assiste souvent à des charivaris pour harceler des notables, à des saccages de propriété privée, à l’expulsion des collecteurs d’impôts ou à la destruction d’équipements industriels. À partir de la moitié du XIXe siècle, ce sont plutôt les barricades, les rassemblements, les manifestations, les grèves. Et plus récemment, à partir des années 1960, les sit-in et les die-in, et, depuis les années 1980, les « black blocs ». Ces divers modes d’action ne sont pas exclusifs et peuvent se chevaucher ou être utilisés conjointement. De plus, leur efficacité et leur acceptabilité sociale varient dans le temps et selon les situations.

L’exemple de la manifestation est assez caractéristique de cette normalisation de modes d’action qui furent jadis considérés comme transgressifs et subversifs. Alors qu’au XIXe siècle celle-ci pouvait surprendre les autorités et éventuellement déstabiliser le pouvoir, elle apparaît aujourd’hui comme légitime et plutôt conventionnelle, voire banale, dans la plupart des démocraties libérales. […]

Cette normalisation implique qu’elle devient de plus en plus prévisible et routinière et, donc, de moins en moins à même de perturber les routines institutionnelles et le quotidien de l’ordre social. […] D’où l’importance de continuer à développer des innovations tactiques qui sauront perturber et surprendre le pouvoir, attirer de nouvelles cohortes militantes et maintenir la mobilisation dans le temps.

Ces innovations émergent en marge des modes d’action dominants. Plus qu’une invention comme telle, elles représentent avant tout une recombinaison ou une transposition de modes d’action et de pratiques préexistantes dans un nouveau contexte. De plus, elles ne sont pas nécessairement stratégiques et peuvent être le produit de circonstances particulières et contingentes. […]

Les occupations de places publiques dans le cadre du « printemps arabe » en janvier 2011, en Espagne, en Grèce et en Israël avec les mobilisations des « indignés » entre mai et juillet 2011, en Amérique du Nord à l’automne 2011 avec le mouvement Occupy, ou encore en France lors de Nuit debout au printemps 2016, ont contribué à élargir les pratiques manifestantes en mettant au coeur de l’action la tenue d’assemblées et la question de la démocratie. Non seulement leur simple existence perturbait l’occupation traditionnelle de l’espace, mais elles servaient aussi de base d’opérations pour mener toute une série d’actions ponctuelles, spontanées ou planifiées, qui déstabilisaient les autorités. […]

Radicalisation

 

Ces différents modes d’action viennent perturber sans pour autant être violents. Mais d’autres modes d’action peuvent avoir des effets beaucoup plus déstabilisateurs et faire trembler le pouvoir. C’est notamment le cas des émeutes à grande échelle. Bien que celles-ci puissent avoir un coût élevé et se confrontent généralement au problème de leur débouché politique, elles peuvent aussi obtenir des concessions de l’État là où les acteurs traditionnels et les modes d’action routiniers semblent faire du surplace dans la mesure où le pouvoir sait comment les neutraliser.

Ainsi, les situations d’émeutes insurrectionnelles, qui ont eu lieu dans le cadre des mobilisations des Gilets jaunes en France en 2018-2019 ou, plus récemment, au Chili, ont complètement pris de court le pouvoir et permis d’ouvrir des brèches dans l’ordre social et politique de telle sorte que d’autres acteurs, d’autres modalités d’action et d’autres enjeux ont ensuite pu s’engouffrer dans cette brèche et élargir l’horizon des possibles. […]

La plupart des modes d’action que nous avons évoqués ici coexistent et peuvent être utilisés de façon concomitante. C’est de leur usage récurrent dans différents contextes que pourront émerger des innovations tactiques qui jouiront éventuellement d’un fort potentiel de perturbation jusqu’à ce que le pouvoir et les autorités s’adaptent et apprennent à les neutraliser, alimentant ainsi le cycle perturbation-neutralisation qui est au coeur de la conflictualité des démocraties libérales.

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Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue À bâbord !, mars 2020, no 83.



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