Le féminin mérite-t-il d’être entendu?

«En disant
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir «En disant "autrice", on estime que les femmes méritent d’être nommées et reconnues dans nos communications», affirme l'auteur.

Le mot « autrice » est au banc des accusés. Dans deux lettres récemment publiées dans Le Devoir, la linguiste Céline Labrosse mène une charge contre « autrice », le féminin d’« auteur » (5 décembre 2019, 23 janvier 2020). Selon elle, « auteure » suffit. Son argumentaire néglige pourtant la question centrale à la résurgence du terme « autrice » : le féminin mérite-t-il d’être entendu ?

En effet, au-delà des considérations linguistiques, « autrice » mobilise des considérations sociales et politiques. En disant « autrice », on estime que les femmes méritent d’être nommées et reconnues dans nos communications. À l’inverse, en employant « auteure », on n’entend pas les femmes à l’oral : dites « auteure » et vous entendrez « auteur » parce que le masculin est la représentation mentale par défaut (à moins d’exagérer à outrance le –e). On peut donc participer à toute une conversation sur « l’auteure » sans réaliser que l’on parle de l’oeuvre d’une femme. « Autrice » ne crée pas de telles complications : le mot rend les femmes audibles.

Ce désir de célébrer les accomplissements des femmes en les nommant dépasse le mot « autrice ». Il fonde ce que Suzanne Zaccour et moi avons appelé dans notre Grammaire non sexiste de la langue française (M. éditeur, 2017) la « féminisation ostentatoire », soit la recherche d’un féminin marqué à l’oral. L’approche est toute simple : ne pas réduire les femmes à un tragique -e muet.

Les règles de base du français permettent facilement la formation d’un féminin ostentatoire. « Auteur » devient « autrice » (comme « acteur » et « actrice » en –teur /–trice) et « chercheur » devient « chercheuse » (comme « chanteur » et « chanteuse » en –eur /–euse). Le français contient déjà de riches outils pour témoigner de l’existence des femmes. « Autrice » est le symbole de ce combat.

Insultes muettes

 

Dans sa dernière lettre, répondant au texte d’Anne-Marie Pilote et d’Arnaud Montreuil, Mme Labrosse développe un argumentaire qui se résume en deux points : le terme « auteure » doit être préféré à « autrice » par cohérence avec les autres féminins en –eure et le terme « autrice » doit être condamné, selon elle, parce qu’il ne tire pas son origine des « groupes communautaires, féministes et syndicaux », mais émane plutôt de « groupuscules très actifs ».

D’abord, Labrosse a raison de souligner que d’autres féminins en –eure existent. Certes, les mots « procureure » et « professeure » sont passés dans l’usage. Cela dit, la rédactrice (rédacteure ?) de ce texte suggère-t-elle que l’on réduise les collaboratrices à des collaborateures, les directrices à des directeures, les compositrices à des compositeures, les productrices à des producteures, les sculptrices à des sculpteures et ainsi de suite ? Sachant que l’on voit déjà de nombreux féminins en –trice, pourquoi les locutrices (locuteures ?) francophones ne feraient-elles pas passer « autrice » dans le camp des féminins en –trice reconnus par l’usage ?

La simple existence de féminins en –eure ne permet pas de conclure que l’on doive conserver « auteure ». D’un fait ne peut pas découler une règle. D’ailleurs, du point de vue de la féminisation ostentatoire, on peut plutôt penser que tous ces féminins en –eure sont autant d’insultes muettes à transformer en –euse ou en –trice. Labrosse nous parle des féminins « sénateure », « médiateure » et « facteure », mais pourquoi ne pas plutôt employer « sénatrice », « médiatrice » ou « factrice » ?

Il existe encore dans notre société une résistance à nommer audiblement les femmes, surtout lorsqu’elles exercent des fonctions prestigieuses. Des femmes sont même encore désignées au masculin, comme Suzanne Zaccour et moi l’avons révélé dans notre étude parue dans La Revue de droit de l’Université Sherbrooke. On pense notamment au « Directeur » des poursuites criminelles et pénales, toujours désigné au masculin alors que le poste est occupé par une femme, ou même aux femmes « experts » qui témoignent devant les tribunaux. Voilà un « plafond de verre linguistique » à combattre.

Ensuite, Labrosse s’attaque à l’origine de la résurgence du mot « autrice ». Elle célèbre « auteure » parce qu’il a « pris ancrage […] par la base, à savoir les groupes communautaires, féministes et syndicaux ». Or, la situation est similaire pour « autrice ». Le terme est mis en avant par des groupes féministes et des groupes d’artistes de la nouvelle génération. Les groupes et les formes de militantisme ont changé, mais les revendications proviennent toujours de la base. Le terme « autrice » est loin d’avoir été parachuté par le gouvernement québécois !

Au final, on revient à cette question centrale : pourquoi interdire aux femmes d’être entendues ? Aucune réponse satisfaisante n’est offerte.

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