Pour une langue française non sexiste

On ne peut introduire un mot jamais popularisé dans le passé — sinon isolément — au suffixe en voie d’obsolescence et tenter de le substituer à un autre en usage depuis 40 ans sans susciter de controverse et soumettre des justifications. À ce titre, il est bienvenu qu’Anne-Marie Pilote et Arnaud Montreuil exposent leur opinion quant à la légitimation du terme « autrice » (Le Devoir, 13 janvier 2020). Leur article appelle néanmoins des corrections et éclaircissements, ainsi que quelques observations.
Les deux auteurs axent leur argumentation essentiellement sur le rejet du mot « autrice » aux siècles passés pour en justifier la réactivation au temps présent. Ainsi, écrivent-ils, au XVIIe siècle, « les hommes s’attribuent la gouvernance du champ littéraire et en reformatent le lexique en excluant radicalement « autrice »», puis ils enchaînent, plus loin, que « se cache une prise de contrôle du monde des lettres par les hommes au moment de son autonomisation et de sa professionnalisation ».
S’il est bien connu que le champ littéraire était investi d’une mainmise masculine affligeante, il est encore plus évident qu’en réalité, toute la sphère publique était touchée par le sexisme et l’androcentrisme qui y régnaient allègrement. La seule interdiction aux études supérieures a privé les écolières de l’accès à une multitude de professions et, corollairement, aux désignations afférentes menant aux lieux de pouvoir.
L’enjeu de l’emploi des noms féminins dépasse bien largement les frontières de la littérature alors qu’une foule d’autres dénominations féminines ont fait l’objet de sarcasmes et de grivoiseries au fur et à mesure de l’accession des étudiantes aux collèges et aux universités.
Du reste, si le terme « autrice » a été dénigré, tout autant qu’« une auteur » et ses variantes puisque ce sont les titulaires qui étaient visées et non uniquement le titre, il faudrait bien également revendiquer, par « un acte subversif » (sic), toutes les autres fonctions dépréciées au cours des derniers siècles : « médecine », « procuratrice » (aujourd’hui « procureure »), « professeuse », etc. Pourquoi donc cette seule insistance sur « autrice » ?
Anachronique
Le plaidoyer pour « autrice » repose sur des considérations et doléances passéistes pourtant réglées depuis nombre d’années. En effet, d’ores et déjà, à peu près toutes les appellations féminines sont en usage. Et c’est plutôt il y a quatre décennies qu’on évoquait « l’invisibilisation du féminin » dans les titres masculins de fonctions ! En somme, le combat d’arrière-garde pour le terme « autrice » apparaît surprenant, et surtout anachronique.
D’autre part, si « la langue est morphologiquement favorable au féminin », comme l’écrivent les deux chercheurs, le caractère foncièrement évolutoire de toutes les langues du monde en est sans doute l’un des premiers fondements. En français, la désuétude du suffixe «-esse, -eresse » en constitue une éclatante démonstration, sinon nous côtoyerions encore des « danceresses, chanteresses, jongleresses, administreresses », etc.
La finale «–trice », qui s’inscrit dans le même tracé, est exemplifiée dans l’article susmentionné par des féminins ancrés de longue date. Or, force est de constater la défection manifeste de ce suffixe auprès des titulaires de titres ou fonctions plus récentes : « appariteure, constructeure de décors, programmateure, promoteure, scrutateure, souscripteure », etc.
La chercheure Kathleen Connors observait déjà, en 1971, que le besoin de distinguer le genre féminin et le genre masculin dans la forme des mots diminuerait en même temps que progresserait l’accession des citoyennes dans la sphère publique, et en particulier dans les occupations traditionnellement occupées par leurs confrères. D’où la présence actuelle de toutes ces formes communes, du moins à l’oral : « une régisseure, une gourmet, une entraîneure, une marin, une décideure, une chef, une arpenteure, une cadre, une entrepreneure, une contremaître, une censeure » et tutti quanti.
Il est faux au demeurant d’alléguer que « le suffixe «–eure » pour « auteure » est une nouveauté, un néologisme qui s’est progressivement répandu dans les années 1990 sous l’impulsion de l’OQLF ». En effet, la finale «–eure » existait déjà au XIVe siècle, dans des situations ou activités abstraites : « médiateure, conducteure, inventeure, facteure, promoteure, procurateure » et elle a traversé le temps dans de nombreux imprimés.
Brunot et Bruneau préconisaient, en 1956, « ingénieure » et « professeure ». En 1964, Monnerot-Dumaine recommandait notamment « une amateure, une auteure, une docteure, une sénateure ». Les noms communs féminins de personnes en «–eure » sont aujourd’hui abondamment répandus dans la francophonie européenne, grâce éminemment à l’étude scientifique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) ayant mené à sa publication Titres et fonctions au féminin. Essai d’orientation de l’usage en 1986.
L’adoption d’un nouveau mot infère de l’intégrer dans tous les contextes. Ainsi, on pourrait raisonnablement déduire, quoiqu’une forme commune soit à portée de main (« auteur-e »), que les adeptes d’« autrice » énonceraient librement que « les littéraires reçoivent des droits d’auteur et des droits d’autrice ».
La conclusion du texte précité étonne : « Écrivez auteure ou écrivez autrice, mais écrivez-le. » Sans surprise, c’est justement ce que tout le monde fait déjà depuis 40 ans ! Rarissimes sont les gens, de nos jours, qui rechignent à reconnaître ce nom au féminin.
Finalement, il faut souligner que les titres féminins ont pris ancrage au Québec dans les années 1970 par la base, à savoir les groupes communautaires, féministes et syndicaux, pour se répandre ensuite doucement à l’échelle de la société. Or, dans le cas du terme « autrice », apparu il y a moins de deux ans, on a l’impression qu’il a été transporté sans consultation, ni discussion sociale, ni débat, par des groupuscules très actifs et certaines personnes ayant accès à une tribune médiatique.
Même le monde littéraire est profondément divisé. Au reste, comment l’OQLF a-t-il pu avaliser un mot aussi controversé — et bien d’autres — sans avoir mené d’étude d’opinion ? C’est comme si on parachutait cette fois un mot pour tenter de l’imposer vers le bas.
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