Pour une légitimation du terme «autrice»

C’est à partir du XVIIe siècle qu’a commencé un tir de barrage masculin contre le terme autrice.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir C’est à partir du XVIIe siècle qu’a commencé un tir de barrage masculin contre le terme autrice.

Le mot « autrice » est de plus en plus utilisé au Québec, comme en témoigne son acceptation par l’Office québécois de la langue française et son emploi fréquent dans les médias écrits et audiovisuels. Pourtant, cette féminisation du terme auteur provoque chez plusieurs des grincements de dents.

À preuve, la linguiste-chercheuse Céline Labrosse signait récemment un texte dans Le Devoir (« Une auteure ou une autrice ? »), où elle indique clairement sa préférence pour « auteure », arguant notamment que le terme « ostentatoire d’autrice » s’inscrit à contre-courant des usages actuels puisque, selon elle, le suffixe -trice « tombe en désuétude depuis des décennies ».

Le plaidoyer linguistique de Mme Labrosse pour l’emploi du féminin auteure est convaincant (rappelons que le suffixe –eure pour auteure est une nouveauté, un néologisme qui s’est progressivement répandu dans les années 1990 sous l’impulsion de l’OQLF). En revanche, la disqualification de sa variante « autrice » sur la base de sa non-importance historique et de sa désuétude nous semble l’être un peu moins, et ce, pour deux raisons.

L’une est pragmatique : on dit bien, sans que cela cause d’émoi, les mots actrice, cantatrice, fondatrice, administratrice, bienfaitrice, etc. Pourquoi donc s’irriter particulièrement devant « autrice » ? D’autant plus que, si l’on respecte la morphologie de la langue française — qui est « amie du féminin » rappelle la linguiste française Edwige Khaznadar —, l’accord veut que les noms en –teur forment leur féminin en –trice.

Mais surtout, et c’est là notre deuxième raison, c’est un processus sociohistorique d’invisibilisation des femmes dans un contexte de renforcement de la domination masculine entre le XVIIe et le XIXe siècle qui explique pourquoi le terme « autrice » est tombé en désuétude. S’il est vrai que « la forme autrice n’a jamais été généralisée, à quelque période que ce soit de l’histoire » comme le souligne Mme Labrosse, il demeure qu’il a bel et bien été utilisé dans maintes sources littéraires et religieuses au fil des siècles.

En effet, à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, il désignait légitimement une femme qui écrit. Dans son article Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours, la chercheuse Aurore Évain (Sorbonne-Nouvelle), souligne que c’est à partir du XVIIe siècle qu’a commencé un tir de barrage masculin contre le terme autrice.

Le linguiste Bernard Cerquiglini rappelle qu’à cette époque, les hommes s’attribuent la gouvernance du champ littéraire et en reformatent le lexique en excluant radicalement « autrice » (l’Académie française, qui a statutairement autorité sur la langue, le rejeta à partir de 1694. Elle ne se résolut à l’accepter qu’en 2019). Derrière l’effacement du féminin des termes voués à la pensée et à l’écriture, justifié par un prétendu ordre naturel qui rend impensable qu’une femme écrive, se cache une prise de contrôle du monde des lettres par les hommes au moment de son autonomisation et de sa professionnalisation.

Démasculiniser

 

C’est donc dire que, si la langue française est morphologiquement favorable au féminin, ce sont les sociétés et les locuteurs qui en usent qui ne le sont pas toujours. L’histoire d’autrice le montre bien : la langue est fortement tributaire du social.

Depuis le XIXe siècle, les femmes luttent moins avec l’interdit d’écrire qu’avec une langue qui leur résiste. Leur combat pour une plus grande égalité avec les hommes a concrètement transformé le lexique, surtout pour les termes associés à des positions de pouvoir traditionnellement masculines. D’ailleurs, au Québec, grâce au remarquable travail de l’OQLF et du Conseil du statut de la femme, il y a longtemps qu’on emploie : une députée, une mairesse, une ambassadrice, une écrivaine.

Il ne faut pas avoir peur, à notre avis, de réhabiliter autrice. Il s’agit de rendre légitime un terme qui était jadis en usage sans avoir de connotation péjorative. Il s’agit surtout de reconnaître la marque d’une intervention politique féministe dans la langue : employer le mot « autrice » est dans une certaine mesure un acte subversif qui vise à démasculiniser la langue et le champ littéraire en allant à l’encontre de la logique d’invisibilisation du féminin qui l’a gouverné de manière presque incontestée pendant plusieurs siècles.

C’est sur la base de ces réflexions que nous estimons que les mots « auteure » et « autrice » ne sont pas mutuellement exclusifs. Au contraire, ils travaillent même de manière synergique, puisque l’adoption de chacun de ces deux termes suppose la reconnaissance de l’influence du rapport de genre sur la langue et ouvre la porte à la contestation de la domination masculine. En effet, le mot auteure vise l’égalité des genres à travers une certaine désexualisation de la langue française, tandis qu’autrice rend visible le féminin pour le revaloriser au même titre que le masculin. En somme, écrivez auteure ou écrivez autrice, mais écrivez-le.

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