«Antigone», la lutte d’une citoyenne

J’ai été évidemment très interpellée par les deux lettres d’opinion publiées dans la section Idées du Devoir le 21 décembre 2019, à propos de mon film Antigone. Bien que j’aie des réserves quant à la dialectique qu’empruntent ses auteurs, Solo Fugère, d’une part, et Ricardo Lamour, d’autre part, je prends très au sérieux leurs préoccupations et je salue leur engagement citoyen et leur travail militant pour plus de justice sociale.
Chacun de leurs textes soulève des questions importantes qui mériteraient une réflexion mûrie et approfondie. Néanmoins, je me sens tenue d’apporter rapidement quelques précisions quant à la démarche de création qui m’a amenée à scénariser et à réaliser Antigone, cette adaptation contemporaine de la pièce de Sophocle.
Antigone, c’est l’histoire d’une jeune femme qui s’oppose aux lois de l’État, car elle obéit à un système de valeurs qu’elle juge supérieures : valeurs familiales, celles du coeur, de la solidarité et de l’amour. Antigone s’inscrit dans notre monde actuel avec son plaidoyer face à un État responsable du décès de l’un de ses frères et qui menace l’autre frère de ne plus avoir droit de vivre en son sein, sous prétexte qu’il n’est pas citoyen.
Antigone ne se laisse pas appâter par une offre de bonheur et d’avenir dans une société individualiste et déshumanisante, si cela implique qu’elle doive mettre de côté un sens du devoir envers les siens. Mais surtout, elle est animée par un sentiment profond de ce qu’est la justice et de ce que signifie le fait d’être citoyen, citoyenne.
Je revendique en tout premier lieu être inspirée par la force intérieure et par le pouvoir de cette jeune femme de se tenir droite, de ne pas plier devant l’injustice que fait subir l’État à sa famille. Et en second lieu, par le pouvoir d’une jeunesse québécoise plurielle et inclusive. C’est pourquoi, avec l’appui des producteurs, je suis sortie des balises de notre industrie afin d’ouvrir les portes à de nouveaux talents, tant devant que derrière la caméra.
Fiction
Le film que je signe n’est pas l’histoire des frères Villanueva. C’est l’histoire d’Antigone. Si le drame vécu par la famille Villanueva a joué un rôle de déclencheur et m’a inspiré une réactualisation de la pièce de Sophocle, c’est qu’il rappelle de façon si criante, malgré les millénaires qui les séparent, le type d’injustice envers ses frères qui amène une Antigone à transgresser la loi.
Je comprends tout à fait que, du point de vue de certaines personnes qui militent contre la brutalité policière ou contre le racisme systémique, le film n’a pas suffisamment exploré ces questions essentielles. En faisant des choix scénaristiques, en décidant de centrer le film sur le parcours d’Antigone elle-même, j’ai fait le choix de ne pas entrer en profondeur dans l’histoire de ses frères.
Je ne suis pas allée consulter la famille Villanueva, ni non plus les groupes militants qui se sont impliqués auprès d’elle, parce que cela relève d’un travail documentaire qui n’était pas mon propos. J’ai plutôt fait le choix de demeurer dans la fiction, celle du mythe d’Antigone, avec ses noms grecs anciens, et de me concentrer sur la soif d’absolu de son héroïne.
Il est vrai que depuis la sortie d’Antigone au Québec, dans les médias, comme dans les discussions avec le public, le drame des Villanueva a été évoqué bien plus que je ne l’aurais initialement envisagé et j’ai donc souhaité inviter les membres de cette famille à une projection.
J’ai pris contact avec un militant proche des Villanueva, afin qu’il leur offre de voir le film, dans les conditions de leur choix. Je précisais également que je comprenais tout à fait un éventuel refus d’être à nouveau confronté à des images rappelant la perte d’un fils, d’un frère, par les balles d’un policier. Je suis convaincue que ce porte-parole a bien mené le message à la famille, tel qu’il me l’a indiqué, et j’ai déduit que si celle-ci ne m’était pas revenue avec une réponse, je ne devais pas insister.
Je n’ai pas tenté de raconter le vécu de la famille Villanueva, mais je souhaite ardemment, si c’est ce que ses membres désirent, qu’il soit raconté d’une perspective qu’ils approuvent et qui leur rende justice. Animée de la plus sincère sympathie pour les Villanueva, et pour toutes les trop nombreuses familles qui ont subi la mort d’un proche mettant en cause la puissance de l’État, je ne peux que constater à quel point le Québec, sa population, ses médias, ses institutions académiques et culturelles ressentent le besoin de poursuivre la réflexion à ce sujet.
Non seulement le Québec, mais l’Amérique du Nord et l’ensemble de l’Occident se sentent concernés, ce qui m’apparaît sain, dans le coeur d’une problématique citoyenne.