Soulèvements populaires ou crise sociale au Chili?

«L’héritage de la dictature militaire chilienne s’immisce bel et bien dans chaque recoin des événements actuels», souligne l'auteure.
Photo: Pedro Ugarte Agence France-Presse «L’héritage de la dictature militaire chilienne s’immisce bel et bien dans chaque recoin des événements actuels», souligne l'auteure.

Rien ne va plus au Chili. Depuis la mi-octobre 2019, les tensions sociales qui s’étaient accumulées au cours de la dernière décennie, notamment face à une paupérisation galopante des classes moyennes et populaires, éclatent de toute part, et dans tous les sens. Difficile d’incorporer au sein d’un récit linéaire l’ampleur des revendications actuelles, et encore plus d’en définir précisément les paramètres.

Les meilleures analyses de la conjoncture chilienne font bien de situer l’origine des perturbations actuelles dans une perspective de longue durée. Certaines insistent sur l’essoufflement de la population après presque quatre décennies de politiques néolibérales. D’autres soulignent le ras-le-bol généralisé des Chiliens face à une classe politique déconnectée de leurs réalités quotidiennes. Ce faisant, ces analyses situent toutes la genèse de la crise actuelle au 11 septembre 1973.

La chose n’est pas sans raison. Un coup d’État militaire, soutenu par les éléments de la droite conservatrice chilienne et dirigé par le général Augusto Pinochet, renverse alors le président démocratiquement élu, Salvador Allende, mettant fin abruptement à trois années d’intense mobilisation populaire dans cette démocratie de l’hémisphère sud.

Seize années de violence d’État et de réformes capitalistes radicales devaient s’ensuivre, avec les conséquences sociales que l’on sait pour le Chili, pays en fin de peloton parmi les membres de l’OCDE pour la répartition des revenus.

L’héritage de la dictature militaire chilienne s’immisce bel et bien dans chaque recoin des événements actuels. Surtout, les démonstrations de violence arbitraire de la part des autorités chiliennes au cours des deux derniers mois rappellent la violence d’État déployée au cours des années 1970 et 1980.

La ressemblance est troublante. Il suffira pour s’en convaincre d’observer les images de la répression policière qui circulent sur les médias sociaux depuis le début de la crise, incluant des cas de disparitions, d’arrestations arbitraires, de torture, de violences sexuelles et même de plusieurs morts parmi les manifestants.

Ainsi, les traumatismes liés à la mémoire des violations de droits de la personne perpétrées sous la dictature teintent l’expérience quotidienne des manifestants qui investissent la rue comme forme de protestation.

Ces explications liées à la dictature et à son projet de révolution capitaliste radicale sont cruciales pour saisir les insatisfactions profondes qui animent aujourd’hui les Chiliens. Or, elles ne sauraient à elles seules en expliquer ni l’ampleur ni le potentiel de régénérescence sociale et politique qui grondent en leur sein.

La voie des urnes

 

Et si le point d’origine des événements actuels ne se situait pas au renversement d’Allende, mais à sa prise de pouvoir en 1970 ? Ce dernier avait alors remporté un pari que plusieurs croyaient impossible. À la tête d’une coalition de gauche nommée Unidad Popular (Unité populaire), un président socialiste avait réussi à prendre le pouvoir au Chili par la voie des urnes.

Bien que l’UP ne constituât pas un bloc monolithique, ses partisans se rassemblaient sous la bannière commune d’un rêve partagé : celui de mettre en branle une révolution socialiste au Chili par la voie démocratique et institutionnelle. La voie chilienne au socialisme s’érigea rapidement au début des années 1970 en véritable modèle à suivre pour de nombreux peuples de l’Amérique latine, et des Amériques plus largement.

Une des forces d’attraction du modèle chilien reposait sur son pari pacifiste. En effet, ce modèle révolutionnaire s’affichait en opposition à ceux qui, à l’instar de la révolution cubaine de 1959, faisaient de la violence l’instrument sine qua non du combat à mener contre les inégalités sociales et raciales des sociétés latino-américaines. Seule la lutte armée, croyaient les tenants de ce modèle, saurait de surcroît garantir le respect de la souveraineté nationale face aux puissances étrangères.

Bien qu’elle suscitât les espoirs d’une gauche pacifiste, la voie démocratique pour le socialisme qu’a empruntée le Chili rencontra rapidement des défis de taille. C’est que la prise de pouvoir de l’UP en 1970, et surtout les politiques que cette coalition tenta d’instaurer pour mieux redistribuer les richesses parmi le peuple, exacerba les tensions entre les possédants et les dépossédés. Les premiers résistaient et voulaient renverser l’UP. Les autres acquiesçaient, et bien souvent entendaient radicaliser le changement social entamé par le haut.

La réplique de la droite chilienne face à une tentative de changement social dérangeante finit par emporter la mise. Cela ne veut pas dire, néanmoins, que le rêve de l’UP ne vit jamais le jour. La mémoire de la mobilisation populaire pendant cette période effervescente, moins en vue dans les médias canadiens traditionnels, est en effet très vive encore dans la population et la diaspora chiliennes.

Violence d’État

Ainsi, à la mémoire de la violence d’État comme moteur de l’expérience citoyenne dans la société chilienne aujourd’hui s’ajoute celle qui se rapporte aux luttes sociales et à l’expérience vécue de la démocratie au début des années 1970. L’euphorie des rassemblements populaires des dernières semaines et la multiplication des cabildos, forme d’assemblée locale autoconvoquée, rappellent l’ouverture démocratique qu’avait su investir la société civile chilienne sous la présidence d’Allende.

S’il est possible de lier une des origines de la crise actuelle au coup d’État militaire du 11 septembre 1973 et du capitalisme radical qui s’ensuivit au Chili, il ne faudrait pas que l’attention accordée à l’héritage des quarante dernières années du règne néolibéral occulte toute autre façon d’inscrire dans la durée les soulèvements actuels.

Car les moments d’éclatement dans l’histoire, ceux qui, le temps d’une parenthèse, bouleversent le monde des possibles, ont ceci de particulier qu’ils libèrent les imaginaires utopiques des peuples sans qu’ils passent nécessairement toujours à l’histoire. Les trois années de l’UP furent un de ces moments d’exception.

Une telle mise en garde nous incite à revisiter l’origine de la crise actuelle à la lumière de la mémoire du socialisme chilien, et surtout de l’intense mobilisation populaire que cette expérience de courte durée aura su engendrer. Dans les mémoires de la résistance et des luttes populaires, en effet, se cachent plusieurs des solutions de rechange au paradigme néolibéral que les Chiliens remettent en cause depuis l’automne.

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