Vivre à l’haïtienne…

Il est indéniable que la situation actuelle du pays, ne serait-ce que sur le plan économique, est aussi tributaire de ses origines coloniales et des conditions dans lesquelles cette nation a pris naissance.
Photo: Valerie Baeriswyl Agence France-Presse Il est indéniable que la situation actuelle du pays, ne serait-ce que sur le plan économique, est aussi tributaire de ses origines coloniales et des conditions dans lesquelles cette nation a pris naissance.

L’histoire d’Haïti, cette nation pionnière de la lutte contre l’esclavage, est pleine de rebondissements, mais surtout de controverses. « Vivre à l’haïtienne » pourrait être le titre d’un roman, mais ce sont plutôt les réflexions d’un citoyen meurtri et bouleversé qui regarde avec impuissance la déchéance programmée de cette nation qui, pourtant, avait tout pour être parmi les plus prospères.

Depuis plusieurs mois, Haïti fait les manchettes. Encore une fois, le pays est en proie à une crise multidimensionnelle qui aura atteint les limites de l’extraordinaire et de l’imaginaire. Sans exagération, ce qui se passe en Haïti présentement aurait tout pour être qualifié de catastrophe sur le plan humanitaire, de désastre socioéconomique, de fiasco politique sans précédent. Mais en réalité, non… Haïti obtient peu d’attention en ce sens. Alors, justement, pourquoi est-ce qu’on en parle encore quand même et toujours ?

On ne peut saisir la complexité de la crise haïtienne sans comprendre le contexte historique de ce pays dont la population est composée majoritairement de descendants d’esclaves noirs d’Afrique. Sans faire dans le politiquement correct, disons tout de suite qu’Haïti n’a jamais cessé de payer les conséquences de sa bravoure historique contre la vieille France colonialiste.

L’histoire d’Haïti est liée à celle de l’esclavage, un sujet socialement et humainement délicat à aborder. Il est en effet difficile de se remémorer autant d’atrocités et d’injustices sans tomber dans cette sorte d’affrontement émotionnel où les passions ont parfois tendance à s’emporter.

L’esclavage, quelle que soit sa forme, est un crime contre l’humanité. Il est alors important d’effectuer un devoir de mémoire pour mieux cerner les contours de cette crise, car les Haïtiens portent encore dans leurs coeurs et dans leurs vies les séquelles de ce crime odieux.

Émancipation

 

Haïti, qui a lutté de longues années pour s’émanciper de la tutelle coloniale et s’affranchir de l’esclavage, va être forcée pendant des décennies à payer arbitrairement cet exploit. Le pays devra payer à ses anciens colons un « tribut de l’esclavage » pour pouvoir effectivement jouir de sa liberté et de son indépendance.

Cette infamie historique qu’on appelle la « dette de l’indépendance » résulte du fait que la France coloniale et esclavagiste de l’époque, après sa cuisante défaite militaire aux mains des Haïtiens, aura vite fait de déclarer nulle et non avenue la déclaration de l’indépendance d’Haïti.

Le roi Charles X, digérant mal cette déroute historique qui lui a été infligée par une nation qui n’en portait pas encore le nom et regrettant d’avoir perdu ce qu’on appelait à l’époque « la perle des Antilles », imposa en 1825 une ordonnance qui exigeait le versement de 150 millions de francs pour dédommager les anciens colons.

Afin de faire respecter cette ordonnance, Charles X fit envoyer dans la rade de l’île une flotte de 14 bateaux de guerre pour établir ce qui devait être l’un des plus spectaculaires blocus commerciaux, ne visant rien d’autre qu’à asphyxier l’économie de la jeune nation haïtienne. Au final, il aura fallu 125 ans pour qu’Haïti puisse enfin s’acquitter de cette dette. Mais les conséquences économiques de cette extorsion demeureront irréparables.

Il est donc indéniable que la situation actuelle du pays, ne serait-ce que sur le plan économique, est aussi tributaire de ses origines coloniales et des conditions dans lesquelles cette nation a pris naissance. C’est un peu cela, vivre à l’haïtienne.

Mobilisation

 

Historiens, analystes et journalistes s’accordent pour dire que le pays vit actuellement la pire crise de son histoire. À la faveur d’une augmentation des prix de l’essence et de la dénonciation sans appel d’une corruption endémique, Haïti vit depuis plus d’un an une période intense de revendications populaires violentes.

Cela se résume, entre autres, à une catastrophe économique, à une inflation dépassant la barre des 20 % et à une crise humanitaire de plus en plus alarmante, avec la rareté croissante des denrées alimentaires de base. L’hécatombe politique que connaît le pays depuis l’avènement du président Jovenel Moïse aura atteint son paroxysme avec le fait que, depuis environ trois mois, toutes les composantes de la société dans son intégralité réclament le départ du président.

L’opposition politique, la société civile, le secteur associatif et syndical, le patronat et même le secteur religieux, tous ont exprimé leur frustration et exigent la démission du président. Ce dernier, fort d’un certain « soutien » de la communauté internationale, s’accroche malgré tout au pouvoir et tient mordicus à terminer son mandat, en dépit des manifestations de plus en plus violentes réclamant son départ. S’accrocher au pouvoir contre vents et marées, serait-ce aussi une forme d’existence à l’haïtienne ?

En attendant que les acteurs se décident à prendre les décisions responsables qui pourraient juguler la crise et redonner espoir à ce peuple souffrant, les drames humains se perpétuent chaque jour. Les gens meurent, les commerces sont pillés, les denrées se font rares et la pénurie guette à tous les points de vue. Pourtant, la mobilisation se poursuit, car elle est l’expression d’un ras-le-bol quasi généralisé face à la précarité et à l’injustice sociale chronique qui sévissent dans ce pays.

Cette mobilisation, malgré le chaos qu’elle engendre, est porteuse d’espoir. Pour la première fois, on sent que la population est de plus en plus consciente de sa condition et réclame non seulement le départ d’un gouvernement, mais aussi un changement réel dans ce système inégalitaire et corrompu qui les maintient dans cette précarité extrême.

Le peuple haïtien fait preuve non seulement d’une résilience extrême, mais surtout d’une grande capacité d’autodétermination et s’inscrit, encore une fois, dans une dynamique historique de chambardement du statu quo. C’est surtout cela, vivre à l’haïtienne.

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