Voir au-delà du gilet, de la vague ou du carré

« L’homme n’apprend pas de son passé, il répète pour l’avenir » — Vilain Pingouin
Qu’ont en commun les récentes manifestations à Hong Kong ou en Haïti, le mouvement des « gilets jaunes » en France, l’élection de la CAQ au Québec en octobre 2018, ou le mouvement des carrés rouges lors de la grève étudiante de 2012 au Québec ? Karl Polanyi aurait appelé cela : « l’autodéfense de la société ».
Qu’a-t-il pu se produire au Québec pour qu’une vague orange du NPD (parti à gauche de l’échiquier politique) aux élections fédérales de 2011 tourne au bleu pâle de la CAQ (à droite) en 2018 ? Le Québec est-il une girouette politique ? Une mise en perspective avec l’histoire mondiale démontre que non : ces deux résultats d’élections constituent en fait deux tentatives similaires par la société de changer la manière dont le système affecte la majorité d’entre nous. Et comme les maux n’ont pas disparu après la vague orange et le mouvement des carrés rouges, le pendule s’est jeté dans les bras de l’establishment des affaires québécois avec espoir que les choses iront mieux.
Pourquoi est-ce voué à l’échec ? Le système ne sera pas changé. En apparence (c’est-à-dire lorsqu’on regarde seulement les moyennes et qu’on oublie le taux d’endettement des ménages), on vit plutôt bien, nous sommes privilégiés, nos niveaux de consommation moyens sont élevés, nos enfants sont éduqués, l’espérance de vie est élevée, mais toujours cette insatisfaction qui gronde sous terre tel un feu de forêt qui couve avant d’exploser. Les analyses restent le nez trop collé sur les éléments anecdotiques de la situation actuelle sans intégrer les leçons du passé. Les insatisfactions au Québec, à Hong Kong, en France, en Haïti ou ailleurs proviennent du fonctionnement même du système économique duquel nous sommes en apparence prisonniers.
Dans La grande transformation (1944), Polanyi l’a étudié, depuis la révolution industrielle en Angleterre, jusqu’à son élargissement à toute la planète ; une étude ramifiée, multiscalaire, établissant clairement des liens entre les difficultés locales (chômage, endettement, famines), les réponses individuelles et collectives (syndicalisation, communisme, révoltes populaires), les actions gouvernementales nationales pour tenter de répondre à l’une et à l’autre (lois sur le travail, droits de vote), et enfin les décisions internationales prises pour sauvegarder le système (libre-échange, étalon-or).
Polanyi décrit très bien comment le système mondial du XIXe siècle a pu fonctionner « en paix » de 1815 à 1914 (de la fin des guerres napoléoniennes à la Première Guerre mondiale) : par l’équilibre des puissances, une « institution » multipolaire où tout le monde a intérêt à la survie du système.
Sauf que le système (économique) lui-même, destructeur de la société et de la nature — comme l’a bien montré Marx avant lui —, a suscité une « autodéfense de la société », déclenchant du même coup des actions politiques protectionnistes des États pour assurer les survies politiques internes, menant à terme à une polarisation complète de l’échiquier politique international, nourrie et pourrie par une course aux armements. La politique intérieure trace la ligne de conduite de la politique extérieure. La situation actuelle présente de très (beaucoup trop) dangereuses similitudes avec cette période de 1815 à 1939, malgré toutes les différences. Nous sommes bien :
Dans une période de « paix » depuis 74 ans, malgré des points chauds ponctuels (Vietnam, Bosnie, Rwanda, Syrie, etc.) ;
Partout s’entend une profession de foi inconditionnelle dans un marché néolibéral autorégulateur tout puissant, basé sur le credo de la croissance économique, et autour d’une finance internationale religieusement adossée au dollar des États-Unis (au XIXe siècle, c’était l’étalon-or) ;
Une « autodéfense de la société » visible partout (Hong Kong, gilets jaunes en France, Haïti, printemps arabes, etc.) ;
Une course aux armements dramatique, particulièrement en Asie (voir le Stockholm International Peace Research Institute) ;
Des États /politiciens qui réagissent épidermiquement pour sauver leur peau, ou par démagogie pour obtenir le pouvoir — alors qu’on oublie la raison de la mise en place des institutions collectives (Brexit, Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, extrême droite en Europe et, sur un registre plus nuancé, l’élection de la CAQ au Québec).
Le Brexit est éclairant : les Britanniques, et plusieurs Européens, ont littéralement oublié pourquoi l’Union européenne existe. Au départ, c’était pour que PLUS JAMAIS ne se reproduisent les deux guerres mondiales ! Mais l’Union européenne, ayant été phagocytée par des néolibéraux, n’est plus l’ombre d’elle-même et polarise les réactions populaires contre elle : après tout, c’est elle qui prend les décisions d’austérité et de discipline monétaire, exactement comme le faisait la finance internationale au XIXe siècle, à l’encontre des besoins sociaux locaux. Les réactions de replis identitaires apparaissent logiques.
Bref, il nous faut changer totalement le système économique actuel, source des maux, d’inégalités croissantes, source de pouvoir accru chez les rares privilégiés, qui réagissent en s’accrochant toujours davantage à leurs acquis. Si on ne le fait pas nous-mêmes, le « système » se chargera lui-même, comme entre 1914 et 1945, de forcer un changement, quand l’élastique aura atteint son point de rupture, quand ce sera finalement trop : et ce sera nécessairement par la guerre… de tous contre tous.
Qu’il y ait aujourd’hui cinq fois plus d’humains sur Terre qu’au début du XXe siècle (7,5 contre 1,5 milliard) reste secondaire, tout comme l’existence d’Internet qui accélère les communications. Mais deux éléments sont nouveaux dans la comparaison:
À « l’autodéfense de la société » s’ajoute celle de la nature, source d’exacerbation des tensions sociales : elle nous fait maintenant payer très cher nos écarts de conduite à son égard : pollutions, destructions biologiques, cycles naturels modifiés, etc.
Nous avons une leçon derrière nous pour apprendre. Pour l’instant, cette leçon a été oubliée… Sans être fataliste, le constat est pessimiste : si nous ne tirons pas rapidement des leçons du passé pour agir, nous sommes condamnés, et à plus forte raison les politiciens de tout acabit, à n’être que des marionnettes dans les mains de l’histoire et de la géographie.