Emprunter sans remettre

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue Esse arts + opinions, septembre 2019, no 97.
L’abondance des débats sur l’appropriation culturelle a eu pour effet de susciter d’importantes questions sur des sujets aussi vastes que l’autonomie de l’art, la responsabilité de l’artiste, la liberté d’expression et la censure. Ces réflexions sont essentielles dans une société dont les valeurs fondamentales sont en constante transformation. Toutefois, les discours polarisés qui ont émergé de ces débats ont occulté les mécanismes de l’appropriation culturelle et nous ont conduits à en banaliser les conséquences. Comme le souligne Jean-Philippe Uzel, « [l’u]ne des stratégies les plus courantes pour désamorcer la charge politique de l’appropriation culturelle est d’en changer radicalement le sens en lui donnant une connotation positive. Elle devient alors synonyme d’« échange culturel » et se présente comme un principe de fermentation de la création artistique ». En parallèle d’une telle conception romantique et décontextualisée de l’art, plusieurs détracteurs de la critique de l’appropriation culturelle clament l’émergence d’une censure victimaire. Or, les discours qui cherchent à discréditer les revendications des communautés sous-représentées contribuent non seulement à nier la discrimination et les rapports de pouvoir existants, mais également à les reproduire en dépossédant ces communautés de leur droit à l’indignation et de leur pouvoir d’action — en d’autres termes, en les privant de leur agentivité.
L’autrice Stéphane Martelly nous rappelle à juste titre « [qu’il] faut être dans une position de pouvoir pour exercer la censure. Alors, renverser le sens même de la censure pour dire que ce sont les voix minoritaires ou dominées qui l’exercent, et le dire paradoxalement sur toutes les tribunes, c’est un geste puissant de déni ». Ils sont nombreux en effet à prendre la parole dans les médias et les revues spécialisées pour défendre la liberté d’expression ou pour dénoncer l’apparition d’un nouvel ordre moral. Si la liberté d’expression artistique doit, de toute évidence, être préservée des dérapages liés à une lecture simpliste des oeuvres ou à l’application sans nuances d’une idéologie motivée par l’empathie, le glissement des propos sur sa présumée disparition a de quoi surprendre. L’idée voulant que les artistes ne puissent plus aborder des sujets délicats ou polémiques semble souvent basée sur des hypothèses dystopiques telles que l’avènement d’un art contrôlé par la morale ou une gauche militante, la disparition de l’autonomie de l’art ou encore la fin de l’art transgressif. Est-il nécessaire de rappeler que la critique n’est pas censée être un bâillon, mais bien une invitation à nous interroger sur le sens et la portée de nos actions et sur notre relation au monde ?
De nombreuses incompréhensions persistent parmi les cas les plus médiatisés d’appropriation culturelle, particulièrement lorsqu’il s’agit de l’appropriation de cultures immatérielles, de la mémoire collective et de la manière de les partager. Caroline Nepton Hotte, l’une des signataires de la lettre ouverte sur la pièce Kanata (publiée dans Le Devoir du 15 décembre 2018), fait la genèse de cette polémique qui a été largement dépouillée de son contexte. La critique du groupe s’inscrit en effet dans l’importante démarche de décolonisation et de « réappropriation culturelle » (biskaabiiyang, ou « re-création de l’épanouissement culturel et politique du passé ») des Premières Nations. Même si cette réappropriation peut et doit se faire avec l’ensemble des citoyen.ne.s, comme le souligne l’auteure, elle doit d’abord être modulée par des voix autochtones.
Cesser de parler à la place de l’autre est probablement le fondement d’une réflexion critique sur l’appropriation culturelle et la décolonisation. Et le fait d’en débattre « entre nous », c’est-à-dire entre personnes qui ont le privilège d’accéder aux principales plateformes de discussion, met en avant une autre réalité qui concerne l’accès à la visibilité, aux lieux de diffusion, à la représentation et au financement. Dans le champ de l’art, cela force également à reconnaître l’existence d’un cadre esthétique défini par la culture occidentale, sur lequel les artistes issu.e.s d’autres cultures doivent (encore) se mouler. C’est aussi ce cadre esthétique qui nous a menés à prendre ce qui nous convient d’une culture et à délaisser le reste, à choisir une histoire, mais rarement les personnes les mieux placées pour la raconter. C’est encore ce même cadre qui contribue à formater le discours lorsque, pour justifier le geste d’appropriation, on remplace le terme par celui d’« emprunt ». On oublie toutefois que, pour qu’un emprunt en soit un, il faut qu’il y ait un retour à la personne qui prête.
Les différents litiges issus de l’appropriation provoquent évidemment des remises en question, des mouvements de retrait et parfois même des situations qui semblent injustes. Mais en définitive, la question de la responsabilité s’impose. Dans l’appropriation artistique, elle tient surtout au fait d’assumer les conséquences de ses choix (les poursuites juridiques, notamment). Mais dans le cas plus controversé et très sensible de l’appropriation culturelle, la responsabilité prend un tout autre sens. En définir les contours reste un défi à relever. Pour certains, la responsabilité de l’artiste implique de ne plus ignorer le contexte social et politique dans lequel s’inscrit une oeuvre. Pour d’autres, c’est de maintenir sa position et défendre coûte que coûte l’autonomie de l’art. Dans tous les cas, s’il est vrai que l’art n’émerge pas nécessairement dans la paix et le consensus, il faut néanmoins espérer qu’il ne deviendra pas l’expression d’un repli sur soi. L’ouverture au dialogue demeure, en définitive, le meilleur exemple de responsabilité artistique et citoyenne.
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