Lettres : L'horreur en direct

Depuis quelques temps, tous les soirs, je suis pétrifiée devant ma télé. Comment rester insensible devant ces images insoutenables d'un père qui hurle de douleur en transportant le corps ensanglanté de son fils tué par des missiles tombés du ciel? Ou devant celles d'un jeune homme innocent décapité de sang froid, en direct, par des terroristes encagoulés? Je ne peux m'empêcher d'imaginer comment je réagirais, moi, si un membre de ma famille se faisait tout à coup exploser la tête sous mes yeux. Est-ce que je pourrais jamais crier assez fort?

Ces cris, aujourd'hui, je les entends très bien. Ce ne sont pas les miens, ce sont ceux des autres. Ils viennent de pays lointains, relayés par des journalistes, photographes et caméramans extrêmement compétents. Grâce au village global, j'ai maintenant l'infâme privilège de voir et d'entendre la détresse humaine chaque soir du fond de mon fauteuil moelleux tandis que mon enfant dort paisiblement à l'étage. Mais ça ne m'intéresse pas. Je ne veux pas voir ça. Ça me donne la chair de poule alors je préfère regarder ailleurs. C'est comme quand j'aperçois une grosse coquerelle dans ma cuisine. J'ai comme un spasme de dégoût et je dois me fermer les yeux pour l'écraser du bout du pied. Le soir, quand j'écoute les nouvelles, c'est pareil. Je me ferme les yeux, je me bouche les oreilles et je zappe vite vite vite. Après, quand je vais me coucher, je m'efforce de chasser de ma tête le peu que j'ai vu en le remplaçant par le souvenir du visage rayonnant de ma petite fille au moment où, pour la première fois, elle s'est tenue debout !

Mais, c'est peine perdue car dès mon réveil, oh! surprise, qu'est-ce que j'aperçois entre mon café équitable et mes gaufres multigrains sans sucre, sans pesticide, sans gras trans et sans OGM? L'image même que j'essaie d'oublier. Et pour être bien sûr que je ne passerai pas à côté de l'essentiel, l'image a été mise sur «pause» à cet instant précis où l'horreur a atteint son paroxysme. Ce qui s'est déroulé en quelques secondes la veille à l'autre bout du monde, moi j'ai tout le loisir le contempler tranquillement, pixel par pixel, avant de commencer ma journée. Mais je ne veux pas le voir. Je regarde les autres titres à la une en jetant quelques petits regards furtifs sur la photo que je ne veux pas voir, puis je tourne vite la page. Ouf! J'ai des frissons dans le dos rien qu'à y penser. «Oublie ça, Caro, que je me dis, ne laisse pas une simple photo, d'aussi bonne qualité soit-elle, gâcher ta journée !». Mais je ne peux pas l'oublier. Elle me hante. Quand j'arrive au resto le midi, elle est sur toutes les tables. Où que je pose les yeux, je la vois.

Et tout ce que je vois c'est un père hurlant de douleur, portant le corps ensanglanté de son fils. Je regarde bien et je ne vois que les yeux douloureux de ce père et ceux, éteints, de son fils. Alors je pleure. Puis, inévitablement je me dis que je ne peux pas rester les bras croisés. Il faut que je fasse quelque chose. Je veux me lever de mon fauteuil, me tenir debout et faire quelque chose. Je suis révoltée, je veux agir. Quelqu'un peut-il me dire ce que je peux faire? Quelqu'un peut-il me dire comment faire pour tuer l'enfer?

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