De sérieuses questions sur l’ombudsman canadien

Le Canada doit reconnaître que la dépendance à l’extractivisme et au modèle économique qui le sous-tend tend à accroître les problèmes de santé et la dépossession des communautés affectées par l’industrie.
Photo: iStock Le Canada doit reconnaître que la dépendance à l’extractivisme et au modèle économique qui le sous-tend tend à accroître les problèmes de santé et la dépossession des communautés affectées par l’industrie.

Depuis une quinzaine d’années, de nombreux membres de la communauté scientifique sont préoccupés par les impacts socio-environnementaux causés par des entreprises extractives canadiennes à l’étranger. Particulièrement en Amérique latine, ceux et celles qui critiquent les projets extractifs pour la défense du territoire et des droits sont la cible de pratiques de criminalisation de la protestation. Cette stratégie — généralement utilisée par l’élite locale et les intérêts transnationaux des entreprises en complicité avec les juges locaux — constitue un mécanisme de coercition en vertu duquel des membres des communautés sont emprisonnés sous de fausses accusations parfois pendant plusieurs années, et ce, dans le but de dissuader la résistance à un projet extractif.

Entre autres mesures pour remédier à ce problème, la société civile canadienne réclame depuis plus de 15 ans la nomination d’une ombudspersonne. Selon la définition du Larousse, un « ombudsman » est « une personnalité indépendante chargée d’examiner les plaintes des citoyens ». Or la signification qui a été attribuée à la figure d’ombudspersonne a tellement évolué en 15 ans que le poste récemment créé semble devenir un instrument au service des entreprises plutôt que des citoyens.

« Ombudsmanqué »

En 2009, le gouvernement conservateur avait répondu aux exigences d’une ombudspersonne en créant le poste de conseiller en responsabilité sociale des entreprises. Celui-ci fut décrié par la société civile pour être un mécanisme volontaire de médiation plutôt que contraignant et dissuasif. À l’époque, alors député, Justin Trudeau s’était joint à la critique et affirmait qu’un gouvernement libéral majoritaire serait « prêt à agir de façon concrète » sur la question. Il a cependant fallu attendre la deuxième moitié de son mandat pour que son gouvernement annonce finalement la création d’une ombudspersonne, puis 15 mois supplémentaires pour en connaître le mandat précis — période durant laquelle l’industrie mécontente s’est livrée à un lobby intensif afin de s’assurer que le poste créé ne contreviendra pas à ses intérêts.

Le 8 avril dernier, le ministre de la Diversification du commerce international, Jim Carr, a annoncé la nomination d’une ancienne consultante pour le secteur extractif, Sheri Meyerhoffer, au poste d’ombudspersonne canadienne pour la responsabilité des entreprises (OCER). Le décret délimitant le mandat de l’ombudspersonne ne précise toutefois pas si elle aura le pouvoir d’exiger des documents et des témoignages, ni si son bureau aura un mandat explicitement orienté vers le respect des droits de la personne. Il s’agit donc, à première vue, d’un « ombudsmanqué », c’est-à-dire qui ne possède pas les moyens d’agir et ne remplit pas les fonctions d’un tel poste.

De plus, le gouvernement donne à l’ombudspersonne le mandat d’« examiner une plainte déposée par une entreprise canadienne qui estime faire l’objet d’une allégation non fondée concernant une atteinte aux droits de la personne », et ce, « de sa propre initiative ». De ce fait, l’ombudspersonne, plutôt que d’être attentive aux droits de la personne, agirait au contraire comme mécanisme de contrôle pour les entreprises afin de faire taire leurs critiques. Dans sa version actuelle, le mandat d’ombudspersonne risque donc de susciter plus de méfiance que de confiance auprès des communautés affectées par les entreprises minières canadiennes.

Sortir du modèle extractiviste

 

La tergiversation et le fléchissement du gouvernement semblent confirmer l’influence effective qu’exerce le lobby minier sur la classe politique canadienne, peu importe le parti en place. En témoigne l’annonce, en novembre dernier, d’avantages fiscaux que l’Association minière du Canada a qualifiée de nouvelle économique la plus positive pour le secteur minier depuis des années.

Étant donné les profondes inégalités économiques et de pouvoir entre les compagnies et les victimes, le mécanisme d’ombudspersonne devrait réduire les inégalités de pouvoir entre ces deux acteurs plutôt que de les renforcer. Or les tenants du mécanisme récemment créé tiennent pour acquis qu’il existe un consensus au sujet des activités extractives et considèrent comme foncièrement illégitimes les refus fréquemment formulés par les populations locales, souvent autochtones, qui sont confrontées à ces projets. Il est donc impératif que l’ombudspersonne reconnaisse les droits des peuples autochtones — particulièrement celui à la consultation en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant toute possibilité d’exploration sur leur territoire — de même que l’existence de zones interdites à l’extraction si les conditions sociales risquent d’accroître la conflictualité et la marginalisation des communautés potentiellement touchées.

Le gouvernement canadien doit reconnaître que la dépendance à l’extractivisme et au modèle économique qui le sous-tend tend à accroître l’appauvrissement, les problèmes de santé et la dépossession des communautés affectées par l’industrie, tout en aggravant la contamination environnementale à la source du réchauffement climatique. Le modèle extractif doit être critiqué et dépassé pour imaginer un monde post-extractiviste inspiré, notamment, des savoirs et pratiques autochtones à travers la planète.

Dix ans après ses promesses de « mesures concrètes » et après en avoir fait un engagement électoral, Justin Trudeau avait l’occasion de s’attaquer en profondeur au problème. Étant donné l’insuffisance des mesures adoptées par les différents gouvernements canadiens et l’augmentation des conflits miniers depuis 2006, on peut sans contredit parler d’occasion manquée.

*Texte également signé par Karine Vanthuyne, professeure d’anthropologie et directrice du GRITE ; Étienne Roy-Grégoire, chercheur postdoctoral, Faculté de droit, Université McGill ; Marie-Josée Massicotte, professeure de science politique, directrice de l’Institut en études féministes et de genre ; Marie-Christine Doran, professeure de science politique ; Sophie Thériault, professeure de droit civil ; Penelope Simons, professeure de droit ; Stephen Brown, professeur de science politique ; Christopher Huggins, professeur en développement international et mondialisation ; Salvador Herencia Carrasco, directeur de la Clinique de droits de la personne, ces derniers à l’Université d’Ottawa

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