Le ressort imaginaire de la radicalisation

«L’objectif sera de renforcer la compréhension mutuelle des cultures et de favoriser une expression des différences soucieuse de préserver le lien social et les acquis de la culture démocratique», défend l'auteur.
Photo: William West Agence France-Presse «L’objectif sera de renforcer la compréhension mutuelle des cultures et de favoriser une expression des différences soucieuse de préserver le lien social et les acquis de la culture démocratique», défend l'auteur.

On savait que les événements du 11 septembre 2001 avaient augmenté le niveau d’inquiétude et de suspicion à l’endroit des citoyens occidentaux de confession musulmane. Il est aussi connu que la mondialisation économique et l’immigration des populations issues des zones non occidentales du monde ont généré une insécurité culturelle.

Que la combinaison de ces deux facteurs puisse servir de justification à un acte terroriste comme celui de Christchurch, c’est ce qu’il faut désormais expliquer, si tant est que l’on veuille endiguer les ressorts imaginaires et psychologiques de la radicalisation.

Construire l’ennemi

Je vois dans la figure de l’immigrant et du musulman qui structure le discours de l’extrême droite sur l’immigration et sur l’islam un facteur explicatif majeur. Au sein de ce mouvement, en effet, c’est avant tout sous les angles de la culture, de la race et de la démographie qu’est compris le phénomène de l’immigration et de la cohabitation avec l’islam, perçu essentiellement comme une religion violente et conquérante. Le fait est que l’angoisse née de la baisse démographique des populations occidentales de souche s’étant additionnée à l’image négative que l’horreur des groupes djihadistes donne de l’islam, l’immigrant et le musulman sont devenus les symboles d’une menace culturelle et civilisationnelle qui pèserait sur l’Occident d’aujourd’hui.

La différence qu’ils introduisent au sein des sociétés occidentales, loin d’être un enrichissement, représenterait un réel différend culturel et racial, que traduiraient par exemple le port du voile et la surreprésentation des minorités culturelles dans certains quartiers dits populaires. Ainsi, le désir irrépressible de conservation identitaire ayant congédié tout travail critique sur l’impact réel de l’immigration et de la présence musulmane sur l’avenir des sociétés occidentales, l’imagination, nourrie par l’insécurité culturelle, a généré une fiction et des fantasmes sur l’immigrant et le musulman.

Des auteurs issus de disciplines différentes (Emmanuel Todd et Youssef Courbage ; Hervé Lebras, Raphaël Liogier, Tzvetan Todorov) ont beau remettre en question cette fantasmagorie suicidaire, d’autres même allant jusqu’à proposer un nouveau contrat social avec les musulmans (Pierre Manent), le travail de la passion identitaire a déjà préparé la voie à l’élaboration imaginaire de la figure de l’ennemi culturel et civilisationnel que symboliseraient désormais l’immigrant et le musulman. Que la raison ait été battue en brèche par ce travail des passions, il ne faut pas s’en étonner : le rapport à l’identité est éminemment affectif.

Pour rompre l’emprise aveuglante de ce lien affectif, cela nécessiterait une permanente remise en question de soi, afin de tenir Le démon de l’appartenance (Paul Audi) dans les limites du raisonnable. Or, ce qui ressort du discours de l’extrême droite, et aussi des djihadistes, c’est que le questionnement lui-même est déjà un compromis avec l’ennemi à abattre, une voie détournée et escarpée qui nous empêcherait de prendre conscience de l’imminence du danger que seraient le supposé grand remplacement des peuples occidentaux et l’Occident satanique. Il ne serait pas sans intérêt de noter que la volonté de propager à l’échelle planétaire le désir d’inimitié entre les peuples, et donc de générer ce que Gille Kepel a nommé La fracture, représente le point de convergence entre la figure de l’Occident et du juif construite par les discours djihadistes et la figure de l’immigrant et du musulman qui se détache du discours de l’extrême droite.

Comment déconstruire ces figures de la haine ? Nous armer intellectuellement et socialement pour élever des solidarités capables de prévenir la radicalisation et les barbaries à venir ? L’objectif sera de renforcer la compréhension mutuelle des cultures et de favoriser une expression des différences soucieuse de préserver le lien social et les acquis de la culture démocratique. Mais au préalable, il sera nécessaire de distinguer le travail intellectuel qui doit se prévaloir d’une éthique de la responsabilité, en vue de comprendre le réel dans sa complexité, sa diversité et les nuances qu’il impose, et l’activité du militant qui privilégie une éthique des convictions qui a parfois le défaut de ne pas comprendre le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être selon un système de valeurs préétablies et non critiquées.

C’est au prix de cette distinction qu’il sera possible d’aborder librement les notions d’identité, de culture, de religion et de civilisation, afin de retrouver le potentiel universel propre à chaque culture et à partir duquel bâtir nos relations sociales. Et ce sera le rôle de l’éducation, familiale, sociale et scolaire, que de nous introduire à cet indispensable effort de pensée, le seul capable d’endiguer ces constructions imaginaires de l’altérité qui nous engagent dans les sentiers passionnels de la déshumanisation de l’autre.

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