L’avènement de la viande sans animal

Il y a environ 450 000 ans, dans une grotte de Zhoukoudian, en Chine, une bande d’homo erectus pose les jalons d’une pratique qui allait constituer un formidable accélérateur de l’histoire. Ils mangent de la viande cuite, autour d’un feu délimité par des pierres. Homo erectus ne le sait pas, mais le feu ne le protège pas seulement des fauves, il dénature aussi par sa chaleur les protéines des muscles animaux, les rendant plus facilement assimilables par l’organisme. Cette prédigestion calorique contribuera grandement au développement du cerveau et donnera à homo erectus, puis à nos ancêtres, un avantage évolutif dont les répercussions se font encore sentir. Et si le jardin d’Éden était après tout un jardin de la technique ?
Un demi-million d’années plus tard, dans un laboratoire de la jeune pousse californienne Just, des scientifiques regardent au microscope, ébahis, quelques cellules musculaires de boeuf croître dans une boîte de Petri. Si cette technique se raffine et que ses coûts sont réduits, ces cellules seront bientôt destinées à la consommation humaine. […] Cet événement marquera-t-il notre histoire au même titre que la maîtrise du feu ou l’invention de l’agriculture ? Le choix d’une telle avenue n’est-il pas devenu inévitable, à l’heure de la crise écologique ? Ou alors la production de viande sans animal doit-elle être considérée comme un autre abandon collectif devant une technoscience qui prétend pouvoir résoudre tous les problèmes ?
[…]
Quatorze mille ans après l’apparition de l’agriculture, serions-nous arrivés aux limites d’une des pratiques les plus fondamentales issues de son héritage, soit l’élevage des animaux ? Au moment de la domestication des premières espèces, au néolithique, on estime que la population d’homo sapiens comptait entre 5 et 8 millions d’individus. Dans moins de 30 ans, nous atteindrons les 10 milliards. Or selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production de viande génère autant de gaz à effet de serre que l’ensemble du secteur du transport, et représente environ 15 % des émissions totales. Quant aux terres occupées pour faire grandir les bêtes et les nourrir, elles représentent 80 % de toutes les terres agricoles du monde, et ne produisent que 18 % des calories consommées par les humains. En 2012, l’alimentation carnée représentait 37 % de l’utilisation totale de l’eau utilisée dans l’alimentation des Américains, selon la revue Proceedings of the National Economy of Sciences. Le dernier rapport annuel de l’ONU sur la sécurité alimentaire soulignait que le réchauffement climatique pourrait faire augmenter considérablement cette proportion, vu l’aggravation probable des sécheresses dans plusieurs endroits où l’on élève du bétail. Et si certains voient le salut dans la viande biologique, plusieurs scientifiques soulignent que si elle peut, à certains égards, être moins néfaste pour les sols, son empreinte environnementale est plus importante que la viande industrielle, puisqu’un animal « bio » grandit moins vite et a besoin de plus d’espace et de davantage de nourriture pour croître. […]
Chose certaine, l’agriculture et l’élevage constituent un point névralgique de la lutte contre les changements climatiques. On tend à voir la viande synthétique comme une solution intéressante pour réduire l’empreinte écologique des activités agricoles, mais s’agit-il simplement d’une chimère techno-scientifique si l’on néglige de revoir aussi la nécessité de la consommation de protéines animales et l’organisation de la production agricole ? […]
Une étude publiée dans le magazine Science en juin dernier concluait que si nous décidions collectivement d’adopter une alimentation végétale, 76 % de la superficie agricole actuelle dans le monde pourrait être remise en jachère. Mais comme beaucoup d’indicateurs laissent penser que ce n’est pas pour demain, de nombreuses jeunes pousses s’activent à « dépasser » le paradigme actuel en élevage. Or il n’est ici pas tellement question de reconfigurer l’industrie que de miser sur l’amélioration de l’efficacité énergétique de la production de viande. La solution jugée la plus efficace passerait donc par l’élimination non pas de la viande de l’alimentation, mais de l’animal. Voilà ce que nous propose l’agriculture cellulaire : une viande dite propre, sans souffrance… mais de la viande quand même. […]
Les défenseurs du bien-être animal prennent parfois le parti de l’élevage cellulaire, soulignant le fossé séparant les troupeaux de cochons sauvages domestiqués il y a 5000 ans et les conditions de vie des animaux d’élevage qui naissent et meurent confinés dans des enclos à peine plus grands qu’eux. Mais « nous avons tendance à oublier comment, à la base, la production de nourriture est une technologie. Tout ce que nous ingérons a été élevé ou produit pour répondre à des caractéristiques très précises », souligne Sarah Lohman, historienne des aliments et auteure du livre Eight Flavors : The Untold Story of American Cuisine. […] Qu’est-ce qui est donc naturel ? La viande élevée sans animal n’est-elle qu’une autre sophistication des technologies de culture, une continuité dans l’évolution des pratiques agraires, qui au fond ne reconfigurent pas radicalement le système qui prévaut depuis des millénaires ?
Or, peut-être n’aurons-nous bientôt plus le luxe de poser ces questions sémantiques.
Des Idées en revues
