Qui s’est véritablement ingéré dans la justice anticorruption?

«Le Comité de la justice qui enquête sur l’affaire SNC-Lavalin n’entendra jamais le véritable auteur de l’ingérence politique dénoncée par Jody Wilson-Raybould», affirme l'auteur.
Photo: Sean Kilpatrick La Presse canadienne «Le Comité de la justice qui enquête sur l’affaire SNC-Lavalin n’entendra jamais le véritable auteur de l’ingérence politique dénoncée par Jody Wilson-Raybould», affirme l'auteur.

Jody Wilson-Raybould accuse le premier ministre et ses conseillers d’avoir exercé sur elle une pression indue pour que son ministère reconsidère sa décision de ne pas suspendre ses poursuites contre SNC-Lavalin pour des affaires de corruption en Libye. Ses preuves pour montrer qu’il y aurait eu une ingérence inappropriée se trouvent dans les mots du premier ministre, qui aurait parlé « des emplois et des élections qui s’en viennent » pour éviter à SNC-Lavalin une reconnaissance de responsabilité criminelle qui pourrait priver la firme de contrats publics dans les pays signataires des accords internationaux de lutte contre la corruption.

« Des emplois et des élections »

Le couplage de ces deux mots est un rappel que, dans les démocraties capitalistes avancées comme le Canada, l’économie et la politique sont interdépendantes et ne peuvent jamais être vraiment séparées. Pour croître, les entreprises ont besoin de gouvernements qui favorisent les investissements. Pour gagner leurs élections, les gouvernements dépendent de la croissance et des investissements faits par les détenteurs de capitaux privés. Dans les systèmes comme le nôtre, le monde des affaires occupe une « place privilégiée » à la table de décision des gouvernements.

Le Comité de la justice qui enquête sur l’affaire SNC-Lavalin n’entendra jamais le véritable auteur de l’ingérence politique dénoncée par Jody Wilson-Raybould. Ce n’est pas le gouvernement qui a voulu l’adoption d’un régime d’accord de poursuite suspendue (APS) permettant aux entreprises accusées de corruption d’éviter les tribunaux et de ne pas perdre leurs contrats publics. En ces temps de populisme, aucun parti n’a intérêt à être vu comme faisant une faveur à de « grosses compagnies corrompues » dirigées par des multimillionnaires. Ce sont encore moins les juristes de l’État et les procureurs qui ont demandé les APS, car ceux-ci regardent ces nouveaux instruments avec suspicion, comme des importations américaines étrangères au droit et à la culture juridique nationale.

C’est l’ensemble du Canada Inc. qui a fait pression pour que le gouvernement accorde aux entreprises d’ici la même protection dont bénéficient leurs concurrents américains lorsqu’ils sont accusés de corruption et peuvent négocier un accord de réparation. SNC-Lavalin a mené la charge, mais tout le Canada économique et politique était derrière la firme montréalaise. Tant le Conseil canadien des affaires dirigé par l’ancien ministre libéral John Manley que la Chambre canadienne de commerce présidée par l’ancien ministre conservateur Perrin Beatty ont demandé l’adoption d’un régime d’APS au Canada. Ces puissants groupes ont intérêt à ce que SNC-Lavalin obtienne un accord, car chacun espère recevoir le même traitement si l’un de ses membres se retrouve dans des circonstances semblables.

La loi du marché

 

Dans les démocraties capitalistes, les gouvernements doivent se soumettre à la loi des parlements, mais aussi à la loi des marchés. L’une est démocratique, l’autre pas. Lorsque le monde des affaires est unifié et parle d’une seule voix, il devient une force politique irrésistible capable de faire plier tout gouvernement favorable à l’économie de marché. Justin Trudeau n’est pas le premier à sentir le poids du lobby d’affaires sur ses épaules. Avant lui, les conservateurs avaient aussi dû céder en 2015 devant la résistance des entreprises aux règles d’intégrité mises en avant par la ministre Diane Finley. Le gouvernement voulait alors écarter les firmes accusées de corruption des appels d’offres pour dix ans. Mais celui-ci a reculé et réduit cette période à cinq ans pour les firmes qui collaborent avec les autorités. En décembre 2015, SNC-Lavalin signait avec le gouvernement Harper une entente permettant à la firme de continuer à obtenir des contrats publics malgré des accusations pour corruption. Libéral ou conservateur, les gouvernements écoutent lorsque les associations patronales brandissent les désinvestissements.

Assumer ses responsabilités

 

Le premier ministre Justin Trudeau a réagi aux accusations de son ex-ministre de la Justice en envoyant ses ministres et députés québécois au front pour défendre la légitimité d’un APS pour SNC-Lavalin. Cette stratégie est perdante car elle ne fait que renforcer l’impression dans l’opinion canadienne que toute cette affaire vient du Québec, la province que plusieurs au Canada croient déjà « la plus corrompue » au pays. Les APS doivent être défendus par ceux qui les ont voulus. C’est au lobby du monde des affaires d’aller au front et d’expliquer pourquoi les APS sont une bonne chose pour la société. Canada Inc. a le devoir d’assumer sa part de responsabilité dans la crise actuelle. Celle-ci ne remet pas seulement en question le pouvoir du premier ministre, mais aussi le pouvoir du monde des affaires sur le gouvernement.

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